Au coeur de l'usine Renault F1

Comme Ricciardo, nous avons été séduits par cette visite...

Début août 2018, Daniel Ricciardo créait la surprise en signant pour deux ans chez Renault Sport Racing. C’est le site d’Enstone, en plein développement, qui a déclenché sa décision. Quelques semaines après le pilote australien, nous pouvions visiter cette usine F1 high-tech. Une visite que nous vous proposons de revivre dans ce grand format exceptionnel.

Quand il est arrivé sur place, l'homme aux sept victoires en F1 a dû se dire "bof". Le bâtiment, perdu dans la campagne à dix minutes d’Oxford, ne paie pas de mine. Blanc, carré, il est enchâssé dans un terrain en contrebas et ne laisse apparaître que son premier étage. Mais comme pour une Formule 1, ce n’est pas la robe qui compte mais bien ce qui se passe à l’intérieur. Et là, quel que soit le département visité, on est bluffé.

La soufflerie

La visite commence par la soufflerie. Dans la pièce, la maquette de la F1 actuelle à l’échelle 60%, le maximum autorisé par la FIA. Elle repose sur la table métallique, à roulettes, qui pénètre dans le tunnel. La maquette est noire, en résine parfaitement lisse. Tout y est scrupuleusement reproduit, jusqu’au casque du pilote dans le cockpit.

La précision de l’outil est telle qu’il détectera la turbulence d’une pièce de 1 centime posée sur la carrosserie. Quand le modèle réduit, qui mesure tout de même 3 mètres de long pour 1 mètre 20 de large, entre dans le tunnel il est soumis à un vent de 5 mètres par seconde (180 km/h), suffisant pour propulser instantanément un homme contre le mur du fond.

Selon les résultats, la modification aérodynamique sera validée ou non pour être montée sur la voiture de course. L’ingénieur responsable de la soufflerie confesse que moins de la moitié des pièces testées se retrouve sur un circuit. Une maquette liée au bureau de design où une centaine d’ingénieurs dessinent un à un les 15.000 éléments de la F1, dont un département spécifique au volant, mais aussi au département Impression 3D.

Un local très quelconque mais les sept machines qui y travaillent sont dignes de la NASA. Ce sont des imprimantes 3D capables de sculpter différents matériaux avec une précision au dixième de millimètre. Bon nombre de pièces sont fabriquées ici, à l’échelle 60% d’abord. Pour la maquette, mais avant tout pour vérifier que l’assemblage est parfait avant de lancer la fabrication grandeur nature.

Validation et production

Une fois les pièces validées, qu’il s’agisse d’éléments de carrosserie, de suspension, techniques ou de châssis, commence alors la phase de la fabrication à l’échelle 1. Comme Daniel Ricciardo, nous sortons du bâtiment pour nous rendre dans l’aile voisine, un hangar. Devant nous deux énormes cubes métalliques, ce sont des "machines à sculpter", et un châssis en carbone, sorte de baignoire sans fond. Ce sera un de ceux de l’Australien.

Il faut cinq mois pour construire une Formule 1 de A à Z. Le rôle de la machine est de créer la pièce au départ d’un bloc d’Epoxy. Le lecteur laser dessine la forme à produire, la fraiseuse creuse la résine pour lui donner sa forme définitive. Le bloc de résine sculpté sert alors de moule pour fabriquer la pièce définitive en carbone.

Entre octobre et février, le département va fabriquer cinq châssis et tout ce qui les accompagne, deux châssis pour Ricciardo et Hulkenberg (qui était son équipier en 2019), et un châssis de réserve. En cours de saison la production se poursuivra pour remplacer les pièces usées ou cassées. En une saison c’est un ruban de carbone de treize kilomètres de longueur sur un mètre de largeur qui sera consommé. Particularité, ce hangar est maintenu jour et nuit à la température constante de 21° pour éviter la moindre dilatation des matériaux.

Assemblage et test

Retour dans le bâtiment principal. On traverse la cour pour rejoindre l’atelier. Pour la première fois on retrouve un environnement habituel, un garage où on prépare des voitures de course. Deux enclos en forme de U et des armoires qui contiennent l’outillage. Il n’y a qu’une voiture, le châssis de réserve. Les voitures de course sont à Suzuka pour disputer le Grand Prix du Japon.

C’est ici que les F1 sont assemblées et qu’elles reçoivent leur moteur, conçu et fabriqué à Viry-Châtillon, en France. Toujours pas de déco et un sol blanc immaculé, Enstone a aussi investi dans un système de nettoyage ultra-performant pour éliminer toute trace de poussière. Cette fois ça y est, l’assemblage est terminé et la voiture ressemble à une voiture: châssis, carrosserie, hydraulique, trains roulants et moteur. Reste à l’exploiter, et pour cela le pilote et les ingénieurs peuvent compter sur trois autres départements : test suspension, simulateur et centre d’opérations.

De l’usine à la piste

Autre chambre : le test suspension. La Renault repose sur sept vérins hydrauliques. Un pour chacune des roues et trois pour le fond plat. Au mur, un énorme écran affiche les données chiffrées pour chaque vérin. Ici on simule le contact avec la piste. L’ingénieur programme le circuit à venir et les vérins s’activent pour reproduire mètre par mètre les contraintes que le revêtement va infliger aux roues et aux suspensions.

La voiture se met à vibrer subissant exactement ce qu’elle endurera une fois les essais entamés. Ce département permet d’anticiper les réglages de base qu’il faudra adopter pour le Grand Prix et ainsi gagner un temps précieux quand le week-end de course aura débuté.

L’autre outil qui permet de préparer le Grand Prix, c’est le simulateur. Impressionnant.

Nous pénétrons dans un local sombre. Trois ingénieurs font face à une vitre derrière laquelle il y a un cockpit de F1 et un écran à 180°. Dans le châssis factice, le pilote a exactement la même visibilité qu’en réalité : le tracé mais aussi les rails, les publicités et les tribunes. Le simulateur six axes reproduit tous les mouvements de la voiture, virage par virage, bosse par bosse.

Même de la salle de contrôle, l’impression est vertigineuse. On en est presque malade. C’est ici que les pilotes entrent en piste pour préparer la course à venir. De quoi déterminer les réglages de base avant de partir. Les graphiques et les informations de la pistes sont fournis par une société spécialisée, données peaufinées par celles acquises au circuit.

OPS Room

On remonte à l’étage des designers. Sur le côté, un espace clos. C’est le centre des opérations dirigé par Chris Dwer. Vingt-quatre ingénieurs y travaillent les vendredis et samedis de Grands Prix, tant qu’il y a moyen de modifier quelque chose sur la F1 en piste.

Chaque ingénieur reçoit, en temps réel, les données de la télémétrie emmagasinées par la voiture. Et chaque donnée, près de cent par voiture, est analysée: des mouvements de suspension à la température des gaz d’échappement en passant par les réglages du différentiel ou l’inclinaison des ailerons.

C’est ici que les changements de réglages sont décidés et communiqués à l’équipe de course. Ce dispositif a plusieurs avantages. L’équipe de Chris est plus au calme que celle dans le stand, de quoi avoir une vision et une analyse plus objectives. Les designers et aérodynamiciens étant juste à côté, il est plus facile de les consulter en cas de besoin. Enfin, cela permet de contourner la restriction du nombre de personnes sur place. L’OPS room reçoit aussi toutes les images de la télévision, plus celles des webcams installées dans le box, de quoi voir ce qui s’y passe.

L’équipe des opérations d’Enstone est aussi en contact permanent avec son homologue française en charge du moteur. Pendant la course, le nombre d’ingénieurs est réduit à dix puisqu’il n’y a plus moyen d’intervenir sur la voiture, les ingénieurs se chargent alors d’analyser la stratégie des autres écuries. La stratégie de course, elle, dépend de l’équipe au circuit. L’équipe de course peut ignorer les instructions de l’OPS, mais cela n’arrive que très rarement, "au contraire nous dit Chris, quand on traîne un peu pour prendre une décision ce sont eux qui nous rappellent à l’ordre".

Objectif top 3

Renault a planifié son retour au sommet sur six saisons, la saison 2019 était la quatrième. Un plan d’investissement fixé à 50 millions d’euros avec pour objectif de jouer le podium en 2020 et la victoire en 2021. Les outils et les pilotes sont là. Reste à concrétiser.

Bob Bell: "Avec son budget, Mercedes pourrait envoyer un homme sur la lune"

Avec 36 ans de Formule 1 à son actif lors de notre visite, le directeur technique de Renault Sport Racing a un avis éclairé de ce que devrait être la F1. Pour son équipe, mais aussi pour les fans et les constructeurs.

Ex-McLaren, ex-Benetton, ex-Jordan, ex-Mercedes, Bob Bell sait de quoi il parle quand il évoque une F1 malade. "Il y a trop d’argent. Mercedes a dépensé 350 millions d’euros en 2017, juste pour offrir un spectacle le dimanche après-midi. Ils pourraient envoyer un homme sur la lune avec cela, or on peut offrir des bonnes courses pour un budget bien plus raisonnable."

En ligne de mire, l’ingénieur visait 2021, une année charnière à deux niveaux. Pour Renault, c’est l’échéance que s’est donné le constructeur pour jouer la victoire quand il a racheté Lotus en 2016. "Un délai raisonnable, explique l’ingénieur. Mercedes a mis cinq ans pour gagner après le rachat de Brawn GP. Même chose pour Red Bull après avoir repris Jaguar. Depuis trois ans, nous modernisons nos outils. En 2019, on veut affirmer notre quatrième place, en 2020 on veut jouer le podium et 2021 la victoire."

Avec une subtilité: 2021 sera aussi l’année du nouveau règlement technique. "Ce sera une opportunité pour nous, dit-il. D’abord parce que les cartes seront redistribuées, ensuite parce que la FIA va imposer un budget maximum. Et d’après les discussions que nous avons actuellement, le plafond sera inférieur à celui de Mercedes, Ferrari et Red Bull, mais supérieur au nôtre (175 millions, NDLR). Ils devront faire avec moins et nous avec plus."

Bell attend aussi le changement dans l’espoir d’attirer plus de constructeurs. Il pense à Porsche, BMW et Toyota notamment, de quoi rendre le championnat plus pertinent et disputé. "Depuis 2016, il n’y a que six pilotes qui ont gagné, tous issus des trois mêmes équipes. Il n’y a qu’un seul vainqueur possible et les budgets sont colossaux, par conséquent les constructeurs ne se lancent pas parce qu’ils savent qu’ils doivent s’investir totalement, à l’inverse de Haas ou Racing Point Force India, qui sont rapides mais qui n’ont aucune chance de devenir championnes du monde. Il n’y a que Renault et Ferrari qui acceptent de ne pas gagner chaque année."

A 60 ans, le Britannique n’est pas nostalgique pour autant. Ces F1, mécaniquement très complexes et la jeune génération de pilotes appelée à les exploiter, représentent à ses yeux une évolution logique. "Les jeunes sont nés avec les ordinateurs, les écrans, les palettes au volant. Ils ont l’habitude de gérer les données informatiques et c’est très compliqué de piloter les F1 actuelles, la concentration est intense. Cela n’a pas de sens de les comparer à Senna ou à Prost. Ils ne font pas le même métier. D’ailleurs, rien ne dit que Senna serait aussi rapide dans une F1 actuelle ou que Max Verstappen gagnerait avec la Williams de Mansell."

Bob Bell regrette aussi le manque de spectacle et les dépassements artificiels permis par les différents types de pneus et le DRS. Il prône une Formule 1 plus simple mais pas trop. "J’entends beaucoup de critiques sur l’aérodynamique qui empêche les voitures de s’approcher, mais c’est l’aérodynamique qui permet d’aller vite et je ne pense pas que les fans aimeraient des voitures lentes. Donc le problème est délicat, il faudra trouver un compromis qui permette d’aller vite et de dépasser, ce n’est pas facile."

Pas de doute, l’homme a un regard acéré. Encore une arme à l’avantage du constructeur français.