Immersion dans la folie
du cyclo-cross

Nous étions au Koppenberg où se déroule l'une des épreuves les plus prestgieuses de la saison... L'occasion de comprendre l'engouement autour de cette discipline méconnue en Wallonie

Mathieu Van der Poel, étalé sur le bas côté de la route, les bras en croix. Toon Aerts, affalé sur les barrières Nadar, le souffle court, le visage rougi par une heure d’effort. Lars Van der Haar, la tête pendant entre les jambes, assis sur les terribles pavés... tandis que leurs concurrents, Wout Van Aert en tête, en finissaient un par un avec leur calvaire.

La scène, irréelle, date du 1er novembre dernier, à l’issue du cyclo-cross du Koppenberg, un des grands moments de la saison hivernale. Elle témoigne du très haut niveau athlétique de la discipline, de son intensité, de son côté spectaculaire.

Le cyclo-cross, né il y a un peu plus d’un siècle, est devenu en Flandre un véritable phénomène de société. Amplifié encore ces dix-quinze dernières années, depuis que les télévisions, d’abord la VRT, la chaîne publique flamande, puis les commerciales, VTM, Vier, 2Be, Telenet, Proximus..., se sont emparées de l’affaire.

Les chiffres d’audience sont éloquents. Les principaux cross, les championnats de Belgique, d’Europe ou du Monde et les classiques attirent parfois plus d’un million de téléspectateurs flamands et désormais, même les épreuves féminines font un tabac (plus de 400.000 téléspectateurs) au nord du pays. Ainsi, sur Sporza, la chaîne sportive de la VRT, pas moins de 657.322 téléspectateurs ont suivi le récent triomphe de Mathieu Van der Poel au Koppenberg. Quelques jours plus tôt, ils étaient déjà 603.334 pour le cyclo-cross de Ruddervoorde (494.713 pour la course des dames) et même 672.594 pour la manche de Coupe du Monde de Coxyde, le 22 octobre (434.327 pour l’épreuve féminine).

Si un léger essoufflement a été constaté au moment où Niels Albert dut prendre sa retraite, en proie à des soucis cardiaques, où Lars Boom et Zdenek Stybar firent le choix de la route, et où, surtout, Sven Nys mit un terme à sa carrière, le phénomène a repris son envol avec l’arrivée de Wout Van Aert et ses duels au couteau avec Mathieu Van der Poel.

Au nord du pays, les cyclo-crossmen sont de véritables vedettes, au même titre que les meilleurs routiers, invités régulièrement dans des émissions ou des talk-shows. Des séries télévisées ont même été consacrées à plusieurs d’entre eux, comme celle, "De Kroonprinsen" (les Princes héritiers), qui avait mis en scène il y a deux ans Van Aert, Van der Poel, Laurens Sweeck et Eli Iserbyt, appelés à l’époque à prendre la succession du "roi" Sven Nys.

Depuis, la couronne est entre les mains des deux premiers et le champion des Pays-Bas et d'Europe est même occupé à prendre l'ascendant sur le Belge, qui songe aussi à la route. Car les jeunes ont directement pris le pouvoir et tué dans l’oeuf tout espoir qu’entretenaient légitimement les coureurs des générations intermédiaires, Kevin Pauwels, Klaas Vantournout, Tom Meeusen, Philipp Walsleben ou Lars Van der Haar, le seul à concurrencer réellement les "jeunots".
La hiérarchie est bouleversée et la discipline profondément modifiée avec des courses qui se disputent à cent à l'heure, du début à la fin, comme un très long sprint infernal où les temps morts n'existent pas ou presque plus.

Une histoire bien belge

A l’origine, au début du XXe siècle, le cyclo-cross, qui s’appelait alors cross cyclo-pédestre, ce qui traduit bien ce qu’il était, constituait une préparation hivernale pour les coureurs sur route. Ce n’est pas un hasard si le premier champion de Belgique de la discipline, en 1910, se nommait Philippe Thys. L’Anderlechtois allait ensuite gagner plusieurs classiques et surtout devenir le premier à enlever trois fois le Tour de France, en 1913, 1914 et 1920.Il fallut attendre l’après guerre pour qu’un champion du monde de cyclo-cross soit désigné. Nous étions en 1950 et le Français Jean Robic décrocha ce premier maillot arc-en-ciel de la discipline trois ans après avoir, lui aussi, conquis le maillot jaune du Tour !

Ensuite, au fil des ans, ce sport d’automne et d’hiver a été dominé, tour à tour ou parfois en même temps, par les Français, les Italiens, les Allemands, les Suisses, les Tchèques ou les Néerlandais mais avec, toujours depuis un demi-siècle, les Belges en fil conducteur.

Ce n’est pourtant que depuis les années soixante que nos compatriotes jouent les premiers rôles, d’abord avec Eric De Vlaeminck, sans doute le plus grand cyclo-crossman de tous les temps, couronné sept fois champion mondial (de 1966 à 1973), Albert Van Damme, Roger De Vlaeminck et Roland Liboton, puis Rudy De Bie et Paul Herijgers, avant, enfin, Erwin Vervecken, Mario De Clercq, Bart Wellens, Sven Nys et Niels Albert.

C’est de ces champions que Wout Van Aert a pris, avec succès, le relais dès son passage chez les professionnels, il y a trois ans. Malheureusement pour lui, le cyclo-cross n’est pas une discipline olympique, ce qui lui offrirait une tout autre aura. Né trois quarts de siècle après lui, le VTT a pourtant bénéficié de ce boost.

L’internationalisation est difficile, même si c’est un sport pratiqué dans de nombreux pays européens mais aussi aux Etats-Unis, au Japon, au Canada ou en Australie...

Un business juteux et des audiences dignes des classiques sur route

Ce qui se passe en Belgique est unique comparé à ce qui existe aux Pays-Bas, en France, en Suisse, Espagne, République tchèque, Italie ou Allemagne.

Les manches de la Coupe du monde, du Superprestige ou du Trophée AP Assurances, les principaux challenges de régularité, obtiennent des taux d'audience télévisée énormes, comme seules quelques grandes classiques routières, le Tour des Flandres ou Paris-Roubaix, le Tour de France, le National ou le Mondial sur route, en réalisent auprès des téléspectateurs flamands. Pas moins de 41 cyclo-cross seront diffusés en direct sur une chaîne flamande cet hiver.

On dirait que chaque village a son cyclo-cross et chaque coureur, aussi modeste soit-il, ses supporters, souvent réunis dans un club, qui le soutiennent et le suivent partout. Une dizaine de cross, les grands "classiques", comme Zonhoven, Koppenberg, Coxyde, Gavere, Overijse, Diegem, Zolder ou Baal, attirent plus de dix mille spectateurs et parfois jusqu’à 16 ou 18.000. Les championnats de Belgique en réunissent entre 15 et 25.000. Quant aux derniers mondiaux en Belgique, ils ont vu passer 64.000 spectateurs aux guichets à Heusden Zolder, en 2016. Soit quelque milliers de plus que ceux de Coxyde, quatre ans plus tôt.

Alors, les sponsors, essentiellement nationaux, voire régionaux, ont plongé sans réserve dans la gadoue, pour parrainer des classements, des épreuves, mais surtout des équipes, des clubs...
"Forcément, pour les sponsors de niveau belge, l’intérêt se trouvait dans les labourés", explique l’un d’eux.
Pour un budget (nettement) moindre, ils tirent un bénéfice plus important que celui que leur apporterait l'entretien d'une équipe de route, fût-elle du WorldTour.

Le long des circuits, il y a la possibilité aussi de faire du merchandising, celle d’inviter des VIPs, de dresser des loges et planter des tentes où l’on fait des relations publiques, avec ce que le cyclisme sur route ne peut offrir ou très difficilement, un spectacle permanent (si l'on cumule les différentes courses et entraînements, des coureurs passent sans arrêt pendant des heures) qui en plus est intense, indécis, fait de rebondissements, mais toujours spectaculaire.

Dans chacun de ces grands rendez-vous, le programme est le même : des séances d’initiation ouvertes aux plus jeunes sont suivies, en matinée, des épreuves pour débutants (15-16 ans), juniors (17-18), espoirs (19 à 23) pour finir par les deux temps forts, la courses des dames, de plus en plus prisée, puis celle des élites.

Adieu les arrière-salles,
bonjour les paddocks

La journée tourne parfois à la kermesse et à la fête breughelienne, mais toujours sur fond de sport de très haut niveau. Car n’oublions jamais que Mathieu Van der Poel et Wout Van Aert ne manquent pas de se payer à l’occasion le scalp des meilleurs sur la route. Comme lors du Tour de Belgique où dès la 1re étape, le Néerlandais a devancé Philippe Gilbert au sprint et le Campinois Tony Martin dans le prologue ou qu’il s’est imposé dans le G.P. Cerami.

Ces dernières années, plusieurs formations, souvent continentales, ont été créées, réservées exclusivement au cyclo-cross. Parmi elles, quatre sont dirigées par les frères Roodhooft, Christophe et Philip:
- Beobank-Corendon avec David et Mathieu Van der Poel, Tom Meeusen et Philipp Walsleben comme fers de lance.
- Era-Circus, une formation menée essentiellement par la fratrie Sweeck, les jumeaux Laurens et Diether, et Hendrik, l’aîné.
- Steylaerts-betFirst, dirigée sportivement par Bart Wellens et qui compte trois pros en ses rangs, Gianni Vermeersch, Daan Hoeyberghs et Marcel Meisen, ainsi que Bram Merlier.
- Enfin, l’équipe Iko-Beobank autour de Sanne Cant et des jeunes du vivier.

Mais il y a également Crelan-Charles, avec, entre autres, Wout Van Aert et Tim Merlier, dont Niels Albert est le directeur sportif. Ou Marlux-Napoleon Games, avec les frères Michael et Diether Vanthourenhout, Kevin Pauwels, Klaas Vantornout ou Eli Iserbyt. Ou encore les Telenet-Fidea Lions dont Sven Nys est manager depuis sa retraite et qui compte dans ses rangs Lars Van der Haar, Corné Van Kessel, Toon Aerts, les jeunes Daan Soete et Quinten Hermans, ainsi que la petite "pépite" britannique Tom Pidcock, considéré comme le futur Peter Sagan.

Fini donc, pour les meilleurs ou les plus fortunés, les bassines qu’on remplissait d’eau chaude emmenée dans un jerrycan pour sa laver après la course, les draps qu’on tend pour se cacher, le déshabillage à l’arrière d’une voiture, d’une camionnette, dans l’arrière salle d’un café ou d’une salle paroissiale.

En ces temps où la pratique du cyclisme sur route devient de plus en plus dangereuse du fait du trafic, certains choisissent la discipline pour la plus grande sécurité qu’elle offre.

A Lichtaart, en Campine, un parcours fermé de 2.500 mètres est entièrement dédié à ses adeptes six mois par an. "De septembre à fin février, c’est le seul circuit permanent de cyclo-cross", dit Bart Wellens qui y réunit souvent ses coureurs de Steylaerts-betFirst le mercredi, comme la plupart des équipes d’ailleurs. "On peut tout y trouver, du dur, des sentiers boisés, du dénivelé, du sable... Il nous permet de travailler tous les aspects du cross, de simuler des conditions de courses, de faire de l’intensité, de la technique..."

Sur les pentes du Baalenberg, à Tremelo-Baal, le Sven Nys Cycling Center, centre de cyclisme off-road (cyclo-cross, évidemment, mais aussi trial, bmx et vtt) est aussi un lieu de réunion des crossmen, notamment sur le parcours du très athlétique Grand Prix Sven Nys, couru chaque année le 1er janvier. Et en Flandre, c’est au Mont de l’Enclus que des entraînements collectifs sont donnés régulièrement, notamment par l’ancien triple champion du Monde Mario De Clercq.

Jusqu'à 10.000 euros
de primes par cross

Dès qu'ils sont débutants ou juniors, les meilleurs Campinois ou Flandriens sont recrutés, vivent déjà comme des petits professionnels, dans des équipes-viviers des formations qui, chez les pros, se livrent des duels d'autant plus âpres que leur monde est petit.

Les meilleurs cyclo-crossmen gagnent bien, voire très bien leur vie. A l’exception de Greg Van Avermaet et Philippe Gilbert, aucun routier belge actif n’est sans doute mieux payé que Wout Van Aert. A son salaire annuel brut que l’on peut estimer à un demi-million, s’ajoutent les primes de participation (il n’y en a pas en Coupe du Monde et elles sont globalisées pour le Superprestige ou le Trophée AP) qui peuvent monter à 8-10.000 euros par cross. Plus les primes... Mais les coureurs paient en général leur entourage direct, les mécaniciens présents dans les postes à matériel par exemple.

"J’aime bien le cross car c’est un effort qui me correspond mieux", affirme Gianni Vermeersch. "Sur la route, où je me défends pourtant pas mal, les deux, trois premières heures de la course sont généralement ennuyeuses. Il ne se passe rien. Ce n’est que dans la finale que cela s’emballe comme dans un cyclo-cross. Et puis, j’aime la nature, rouler dans les champs, les bois, le sable, la boue, sauter les obstacles, partir en glissade... J’aime l’automne, l’hiver, quand il fait plus frais, plus froid..."

Tom Meeusen explique aussi un des avantages d'être crossman. "Je pratique ma passion en m'entraînant, roulant et vivant près de chez moi", dit l'Anversois. "Là où les routiers partent cent, cent cinquante jours loin de chez eux, moi je rentre à la maison quasiment tous les soirs, même après une course."

Plus que le cyclisme sur route, le cyclo-cross est une discipline où la mécanique entre en ligne de compte, où le choix du matériel peut se révéler déterminant. Les vélos possèdent plusieurs particularités, comme un cadre dont la boîte de pédalier est surélevée (pour éviter de toucher les mottes de terre), les fourches un peu allongées (pour donner une meilleure assise), les pneumatiques beaucoup plus dessinés (pour une meilleure accroche), des développements plus adaptés ou, de plus en plus souvent, des freins à disque.

"Gianni Vermeersch, comme nos meilleurs coureurs disposent de quatre vélos de cross, ainsi que de deux de route et de dix à douze paires de roues", explique Bart Wellens le directeur sportif de Steylaerts – betFirst. "Sur une saison on est évidemment amené à changer des pièces, des dérailleurs, des chaînes..."

Les jours de course ont aussi leur rituel avec l’arrivée de nombreuses heures avant l’épreuve au paddock des dizaines de mobile-homes, campers, mini-bus et camionnettes des concurrents des différentes courses organisées. Suivent le repas, la découverte et méticuleuse reconnaissance du parcours car à elle seule une modification de la météo, une averse par exemple, provoque le changement des pneumatiques ou de leur pression, le repos, avant l’intense échauffement qui précède la course. A laquelle succédera l'invariable séance de nettoyage et démontage du matériel par les mécaniciens.

Pendant ce temps-là, en Wallonie

Le 1er novembre, tandis que l’élite était réunie au Koppenberg sur le célèbre mont flandrien, les championnats de la FCWB (Fédération cycliste Wallonie Bruxelles) avaient lieu à cent cinquante kilomètres de là, à Grâce-Hollogne.

Les cyclo-cross organisés en terre wallonne se comptent sur les doigts des deux mains et les cyclo-crossmen de bon niveau sur une seule. Chez les élites et espoirs, ils sont deux, Julien Kaise, qui était présent au Koppenberg où il s'est d'ailleurs classé 24e, et Loïc Hennaux, lequel revenait de deux courses en Slovaquie, à avoir pris le relais de Quentin Bertholet ou du regretté Patrick Gaudy.

Le dernier professionnel wallon à avoir disputé régulièrement des cyclo-cross est Philippe Gilbert qui, alors qu’il était junior, fit même partie de certaines sélections nationales. "C’est une très belle discipline", assure le Liégeois, très admiratif des exploits actuels de Van der Poel, et qui rigole lorsqu’il affirme : "Si je voulais un jour y revenir, j’aurais du boulot parce que le niveau technique et athlétique est désormais énorme."

Du côté des courses, il y a bien sûr celle de Namur (17 décembre), manche de Coupe du Monde, devenue un "classique" en huit éditions, mais c’est une organisation de la société Golazo comme l’était le cyclo-cross de Francorchamps, malheureusement passé cette année à la trappe, après trois éditions. Il avait succédé au cross de Dottignies, noyé dans la boue et le sable lui aussi.

La démarche, plus modeste mais méritoire, à laquelle s’associent la Province de Liège et l’Entente Cycliste Wallonne est plus que louable. Six organisations différentes, ouvertes aux minimes, aspirants, débutants, juniors et masters-amateurs, filles et garçons, sont réunies dans le Challenge Province de Liège "Henri Bensberg". Du nom du regretté soigneur de l’équipe Lotto et d’Andrei Tchmil en particulier, fervent promoteur du cyclo-cross.

Que ce soit à Hermalle-sous-Huy, Stockay-Saint-Georges, Grâce-Hollogne, Saive ou, bientôt, à Heure-le-Romain (12 novembre) et Oleye (17 décembre, malheureusement le jour du cross de Namur), ces épreuves attirent plusieurs centaines de jeunes (et moins jeunes) dont, il est vrai, de nombreux Flamands.

Enfin, parmi les 115 cyclo-cross, tous niveaux confondus, disputés cet hiver en Belgique, figure aussi celui de Stambruges, en Hainaut. C’est là, dans la Mer de Sable, qu’aura lieu le 21 janvier 2018 la Coupe de Belgique pour débutants et juniors.

Toutes ces épreuves ont le mérite de permettre aux jeunes Wallons la découverte et la familiarisation avec une discipline dont les championnats de Belgique n’ont plus été mis sur pied au sud du pays depuis près de vingt ans.

C’était à Soumagne en 1999, au siècle précédent...