L'Alpe d'Huez : 21 virages de légende

Du haut de ses 1815 mètres, l'Alpe d'Huez a aujourd'hui l'écho d'un mythe bien au-delà de la vallée de l'Oisans.

Escaladé pour la toute première fois sur le Tour de France en 1952 (victoire de Fausto Coppi), l'Alpe d'Huez a construit sa légende au fil des 29 arrivées d'étapes (dont un contre-la-montre en 2004) en haut de la station du massif des Grandes Rousses. Coppi, Zoetemelk, Hinault, Bugno, Pantani, Schleck ou Pinot : le nom de tous ceux qui ont écrit son histoire en y levant les bras est gravé dans le marbre. Chacun des célèbres 21 virages qui conduisent au sommet est en effet baptisé du nom d'un ancien vainqueur. Comme les grains d'un chapelet s'égrènent entre les mains, les images défilent ainsi dans la tête des milliers de cyclistes amateurs qui s'attaquent à ce que tout le monde appelle affectueusement l'Alpe.

De Bourg-d'Oisans, la départementale 211 s'élève pendant 13,8 kilomètres en proposant une pente moyenne de 8,1% (déclivité maximale: 13%). Une montée exigeante rendue encore plus diabolique lorsque le soleil estival vient frapper la roche et transforme le lieu en un véritable four.

Trois ans après y avoir fait escale pour la dernière fois (victoire de Thibaut Pinot),  le Tour de France y écrira une nouvelle page de son histoire le 19 juillet prochain, lors de la 12e étape de son édition 2018.

Zoom sur l'histoire d'une légende

1986: Hinault et LeMond main dans la main

Entre fausse promesse et passage de témoin, le Français et l'Américain, alors équipiers au sein de l'équipe La Vie Claire, ont fait entrer ce 21 juillet 1986 dans la légende du Tour de France.

Vainqueur pour la cinquième fois du Tour de France en 1985, Bernard Hinault a annoncé dès l'hiver suivant qu'il disputait la dernière saison de sa carrière, sous le maillot de l'équipe La Vie Claire de Bernard Tapie. Parfaitement épaulé par un jeune américain de 24 ans lors de son dernier succès sur la Grande Boucle, qui lui avait permis de rejoindre les recordmen Anquetil et Merckx, le Blaireau avait promis de prendre une ultime fois le départ de la plus grande course du monde dans un tout autre rôle : celui d'équipier de luxe pour Greg LeMond.

"Tu m'as aidé à gagner le Tour, celui de 1986 sera pour toi. Je serai là , mais pour t'aider à gagner"
La promesse de Hinault à LeMond au soir de la Grande Boucle de 1985

Dès le Grand Départ de Boulogne-Billancourt, l'attitude du Français est pourtant bien plus ambiguë et certains observateurs lui prêtent même l'intention de tenter de remporter une sixième fois le Tour. Véritable poil à gratter de tous les scénarios tactiques mis sur pied par les adversaires de la Vie Claire, Hinault répond à une offensive de Pedro Delgado entre Bayonne et Pau.

Piégé par les contraintes de la course d'équipe, LeMond perd près de cinq minutes lors de cette 12e étape et voit même son équipier s'emparer d'un maillot jaune que ce dernier lui avait pourtant promis. Dès le lendemain, le Breton remet le couvert mais fléchit dans l'ultime ascension vers Superbagnère et voit LeMond revenir à quarante secondes au classement général.

La tension entre les deux hommes est terrible. "Pour être franc, c'était l'enfer, racontera ainsi quelques années plus tard Jean-François Bernard, qui portait alors lui aussi le maillot de la Vie Claire. Les relations entre Bernard et Greg étaient extrêmement tendues, insupportables même. A tel point que Greg montait chaque soir son vélo dans sa chambre de peur qu'il ne soit saboté durant la nuit..."

Entre Gap et Serre-Chevalier, lors de la 17e étape de ce Tour 1986, Hinault souffre d'une contracture au mollet et se voit diminué. Une situation dont profite LeMond pour passer à l'offensive et s'emparer pour la toute première fois du maillot jaune à la veille de la mythique étape conduisant le peloton au sommet de l'Alpe d'Huez.

Disposant à nouveau de tous ses moyens, Hinault passe à l'offensive entre Briançon et l'Alpe en compagnie de son équipier Steve Bauer. LeMond réagit immédiatement et saute dans leur roue. Le Français et l'Américain s'isolent rapidement à l'avant de la course et basculent en tête au sommet du col de la Croix de Fer. Leur collaboration est excellente et ils se présentent à Bourg-d'Oisans, au pied de l'ascension finale, avec un avantage de 4:50 sur le Suisse Urs Zimmermann.

Hinault ouvre la voie avec LeMond calé dans son sillage. "Au début de l'ascension Greg m'a dit qu'il avait peur, racontera plus tard le Français. Moi, le grondement de la foule me portait comme un tapis volant. Je lui ai dit de prendre ma roue et que rien ne lui arriverait face à un public qui lui était plutôt hostile. J'ai toujours su comment m'y prendre face à la foule : l'oeil noir, les mâchoires serrées et droit devant. Les gens finissent alors par s'écarter... Mais en arrivant à proximité de la ligne, j'ai alors dit à Greg : 'Cette étape, elle est pour moi!' "

Hinault et LeMond franchissent alors l'arrivée main dans la main, offrant aux objectifs l'une des images entrées dans la légende du Tour de France. Un cliché empli de symboles évoquant tout à la fois un passage de témoin, une domination collective et l’apaisement de relations délétères. Un instantané auquel celui qui devint cette année-là le premier vainqueur américain de la Grande Boucle donne cependant une toute autre lecture.

"Le pire, lors de cette édition de 1986, cela a été pour moi l'arrivée à l'Alpe d'Huez, lorsque nous franchissons la ligne main dans la main. Du cinéma... Je me suis fait avoir comme un débutant. Hinault savait que je pouvais le lâcher dès le premier virage, mais il m'a demandé de le laisser grimper en tête pour remporter l'étape."
De Greg LeMond

Hinault et LeMond sur le Tour 1985.

Hinault et LeMond sur le Tour 1985.

1995 : le record de Pantani

Pour lever les bras pour la toute première fois sur le Tour de France, l'Italien réalise une montée record en un peu plus de 36 minutes. Le symbole des travers d'une époque

Son crâne chauve ne s'est pas encore couvert de son célèbre bandana et sa bouche n'est pas encore cerclée d'une barbichette qui lui vaudra son surnom de Pirate. En 1995, Marco Pantani est le plus souvent rebaptisé l'homme à la tête de clou par les commentateurs et journalistes qui voient en lui l'un des plus élégants grimpeurs du peloton. Jamais encore, pourtant, le Romagnol n'a levé les bras sur les routes du Tour de France. Deuxième à Luz-Ardiden et à Avoriaz, troisième à Hautacam et à Val-Thorens l'année précédente, l'Italien a cerclé de rouge la 10e étape de la Grande Boucle 95 dès l'hiver. Un objectif qui a pourtant bien failli s'envoler au printemps.

Renversé par une voiture lors d'un entraînement début mai, celui qui porte alors le maillot de la formation Carrera Jeans souffre de deux blessures importantes à la tête et au genou. Le Tour de Suisse, où il épingle une étape, le rassurera toutefois sur son état de forme avant de prendre la direction du Grand Départ du Tour, à Saint-Brieuc.

Onzième au moment d'aborder les Alpes, Pantani a concédé pas mal de temps à ses rivaux dans le contre-la-montre tracé entre Huy et Seraing mais reste totalement focalisé sur la 10e étape qui relie Aime à l'Alpe d'Huez. Cette journée doit être la sienne.

Dans la Croix-de-Fer, c'est Laurent Brochard qui lance la première attaque, suivi par plusieurs compagnons d'échappées (Jalabert, Virenque, Dufaux, Escartin et Gotti). Ces hommes prennent du champ mais au moment d'attaquer les 21 virages de légende, ils ne possèdent déjà plus que 50 secondes sur le groupe Indurain, le quadruple vainqueur de l'épreuve en quête d'un cinquième succès sur le Tour. C'est l'instant choisi par Pantani pour sortir du joug du Roi Miguel.

Celui qu'on surnomme aussi Elefantino attaque dès les premières pentes et avale les échappés un à un pour rapidement se constituer un avantage de 1:45 sur le groupe du maillot jaune espagnol. La bouche grande ouverte et le buste basculé vers l'avant, le coureur de Cesenatico avale les courbes plein tube. La légende raconte même qu'il lui fallait freiner à l'approche de certains virages tant sa vitesse était élevée.

A l'approche de la ligne, il en vient même à mal négocier l'un d'entre eux, ce qui le contraint à relancer violemment. Vainqueur en solitaire pour la première fois de sa carrière sur le Tour, Pantani franchit la ligne 1:24 avant Miguel Indurain. Si le chronométrage officiel n'existait alors pas encore sur les ascensions, les statisticiens s'accordent tous autour de la marque posée cette année-là par le Romagnol : 36:40 pour les 13,8 kilomètres. Soit une moyenne de 22,6 km/h ! Une vitesse jamais égalée, symbole d'une génération gangrenée par le dopage.

Les ascensions les plus rapides de l'Alpe d'Huez

  1. 36:40 Marco Pantani en 1995
  2. 36:45 Marco Pantani en 1997
  3. 37:15 Marco Pantani en 1994
  4. 37:30 Jan Ullrich en 1997
  5. 37:36 Lance Armstrong en 2004
  6. 38:01 Lance Armstrong en 2011
  7. 38:04 Alex Zülle en 1995
  8. 38:04 Miguel Indurain en 1995
  9. 38:06 Bjarne Riis en 1995
  10. 38:11 Richard Virenque en 1997

La montagne des Hollandais

Autrefois chasse gardée des coureurs néerlandais, l'Alpe d'Huez est aujourd'hui devenue le terrain de jeu des supporters oranje

Comme sur un aimant, les pôles opposés s'attirent parfois en cyclisme. Dans un pays dont le sommet (le Vaalserberg) culmine à 324 mètres, la montagne a très tôt exercé un pouvoir d'attraction magnétique sur plusieurs générations de coureurs néerlandais. Au coeur des années 70 et 80, les Pays-Bas ont ainsi enfanté quelques-uns des meilleurs grimpeurs du peloton. Un bataillon qui a participé à annexer l'Alpe d'Huez au plat pays. De 1976 à 1989, les Bataves ont ainsi remporté huit des treize arrivées tracées au sommet de le station du massif des Grandes Rousses. Zoetemelk (1976 et 1979), Kuiper (1977 et 1978), Winnen (1981 et 1983), Rooks (1988) et Theunisse (1989) ont participé à rebaptiser la célèbre ascension en Montagne des Hollandais.

"C’est vrai qu’après Fausto Coppi (NdlR : premier vainqueur à l'Alpe en 1952), beaucoup de Hollandais se sont imposés à l’Alpe d’Huez, note Joop Zoetemelk, vainqueur du Tour en 1980. C’est devenu un lieu mythique. L’affection pour ce col est venue de là selon moi. Et puis les Hollandais aiment beaucoup la montagne, sans doute parce que chez nous il n’y en a pas (rires). Mais d'abord et avant tout, les Hollandais aiment le vélo et le Tour. Il y a beaucoup de groupes qui viennent à l’Alpe pour faire du vélo avant le passage du Tour."

Chaque année, début juin, près de 10.000 cyclos néerlandais envahissent les 21 virages de l'ascension mythique pour la bonne cause et le très couru Alpe d’HuZes. L'objectif pour chaque participant, qui s'engage à amener avec lui plus de 2.500€ de dons, est de gravir six fois la célèbre montée sur la journée.

En 2017, l'opération a permis de recueillir 10.021.548 € versés pour la lutte contre le cancer. En douze ans, Alpe d’HuZes a récolté plus de 151 millions d’euros qui ont financé 178 projets de recherche.

En juillet, c'est autour du virage numéro sept que des milliers de supporters oranje s'installent souvent plusieurs jours avant le passage des coureurs du Tour. Un endroit transformé en camping géant où la bière coule à flot ininterrompu pendant que les baffles des sonos improvisées crachent de la techno.

Apogée de cette montée en température, le passage du peloton déchaîne alors des milliers de fans.

"Pour un coureur néerlandais, vivre ce moment est quelque chose de très fort. Cela vous donne une énergie incroyable."
Bauke Mollema, coureur de chez Trek-Segafredo, trois fois dans le Top 10 de la Grande Boucle

La poire de Michel Pollentier

Vainqueur et nouveau maillot jaune du Tour, le Belge est exclu quelques heures plus tard pour l'une des plus grossières tricheries

Seul vainqueur belge au sommet de l'Alpe d'Huez sur le Tour de France, Michel Pollentier ne le sera resté que quelques heures. Quatrième au matin de la 16e étape du Tour 1978 reliant Saint-Etienne au sommet de la célèbre ascension (240,5 kilomètres), celui qui portait ce jour-là le maillot à pois s'envole dans les célèbres 21 virages et résiste au retour du champion de France Bernard Hinault. Les difficultés rencontrées par Joseph Bruyère, alors porteur du maillot jaune, dans Luitel permettent même au coureur de chez Flandria de s'emparer de la tête du classement général ! Un jour de gloire qui se transformera en l'espace d'une soirée en jour de honte.

Lors du traditionnel contrôle antidopage, le coureur de Dixmude est surpris en flagrant délit de tricherie. Lorsque Renaldo Sacconi, l'inspecteur médical en charge des opérations antidopage, se place devant lui et lui suggère de se dévêtir pour se rafraîchir en pleine canicule, Pollentier refuse catégoriquement, suscitant ainsi la suspicion du médecin.

Dans son cuissard et sous son bras, le Belge dissimule un dispositif composé d'une poire contenant de l'urine propre reliée par un tuyau à un faux pénis... Pour la toute première fois de l'histoire du Tour de France, les organisateurs décident d'exclure le porteur du maillot jaune de l'épreuve. Pollentier écopera également d'une suspension de... deux mois.

"Que s'est-il passé après la course ce jour-là? commenta-t-il plus tard. C'est simple, le médecin affecté habituellement au contrôle antidopage journalier et qui avait été tolérant envers tout le monde avait été remplacé. Mon stratagème a aussitôt été découvert par le toubib comme s'il était au courant. Chez Flandria, il est vrai, tout le monde savait. Par contre, si la plupart des responsables des équipes étaient au courant que le contrôle allait être organisé sérieusement au sommet de l'Alpe, De Bruyne apparemment n'en savait rien! Je ne me suis jamais senti plus coupable d'une violation de la réglementation que les autres coureurs de mon époque..."