Les Bruxellois lors de la Grande Guerre

Entre les pénuries de nourriture, les réquisitions et les restrictions, focus sur le quotidien des Bruxellois pendant la Première Guerre Mondiale.

Jeudi 20 août 1914. Deux semaines après avoir passé la frontière belge, les Allemands pénètrent à Bruxelles dans le calme, sans combats et sous les yeux résignés des Bruxellois. Adolphe Max, alors bourgmestre de la Ville, appelle ses concitoyens à "une résistance pacifique" dont il se fera à plusieurs reprises le meilleur représentant. Il s’investit dans le soutien des citoyens, organise des secours aux réfugiés et aux familles de soldats, le tout en veillant à prévenir de potentiels débordements.

Un mois plus tard, le 26 septembre, il est arrêté par les soldats allemands pour "insoumission". Après plusieurs faits de désobéissance ou d'opposition face à l'envahisseur, il avait cette fois refusé de payer le solde de la contribution de guerre due par la Ville suite à la suspension allemande des bons de réquisitions. Il est envoyé dans une prison en Allemagne et est hissé malgré lui au rang de héros par les Bruxellois. Il devient l’icône de la Résistance et reçoit des milliers de lettres de soutien. Pendant son absence, deux bourgmestres faisant-fonction se succèdent: Maurice Lemonnier (jusqu'en 1917) et Louis Steen ensuite.

"La colère que je ressens de n’être pas en ce moment à mon poste, laissera en moi des traces qui ne s’effaceront jamais. Mais je ne suis ni découragé ni démoralisé. Moins que jamais, je doute de l’avenir. Ma confiance et mon espoir grandissent chaque jour…"
Lettre d'Adolphe Max à madame P. Vandervelde le 12 décembre 1914 (14-18.bruxelles.be)

Commence alors pour Bruxelles la plus longue période d'occupation qu'une capitale ait connue: 51 mois. Pendant quatre ans, les 790.000 Bruxellois que comptait alors ce qu'on appelle aujourd'hui la Région bruxelloise feront face aux Boches d'une toute autre manière que dans les campagnes ou les zones dans lesquelles les batailles faisaient rage. Bruxelles devient une prison à ciel ouvert, en sortir ou y rentrer est presque devenu impossible. Les milliers de soldats allemands fraîchement débarqués confisquent une partie des vivres et la vie des Bruxellois se détériore rapidement.

Les soldats allemands devant le Cinquantenaire.

Les grenadiers.

Les soldats au Petit Château.

Les soldats allemands au bassin Vergote

Les soldats allemands devant le Cinquantenaire.

Les grenadiers.

Les soldats au Petit Château.

Les soldats allemands au bassin Vergote

Une prison à ciel ouvert

Les Bruxellois sont rapidement touchés par les difficultés matérielles. La Belgique n'étant déjà pas autosuffisante et le blocus étant installé, les vivres n'arrivaient plus jusqu'à la capitale ou étaient rapidement confisqués par l'occupant. Sans surprise, ce sont les classes les plus pauvres qui ont le plus de mal à joindre les deux bouts. Dans un premier temps, du moins. Au début, la bourgeoisie disposait encore des moyens nécessaires pour payer les denrées alimentaires, voire même aller au restaurant. Mais au fur et à mesure, même les biens de première nécessité comme le beurre, le lait, le sucre, le pain, les pommes de terre et la farine deviennent plus chers et se font plus rares.

À Bruxelles, les citoyens s'organisent pour survivre. Le marché noir se développe et chacun y va de sa combine pour obtenir suffisamment de nourriture. Certains vont même jusqu'à frauder avec leur carte de rationnement et une véritable chasse aux fraudeurs s'organise par les communes. D'autres s'improvisent maraîchers et font pousser des légumes dans leur jardin, dans les parcs publics ou près des boulevards. Aux alentours de la gare du midi, par exemple, plusieurs citadins ont investi des lopins de terre afin d'y implanter un potager ou un élevage.

À cette époque, de nombreuses organisations de bienfaisance voient le jour. S'il en existait déjà avant le début de la guerre, leur nombre explose et une centaine d'entre elles sont créées durant les quatre années de la guerre. Les associations viennent en aide aussi bien au peuple qu'à la petite bourgeoisie. L'une d'elle s'appelait d'ailleurs "Les pauvres honteux". Sur la Grand'Place, les restaurants s'organisent pour distribuer des menus à un franc afin que chaque Bruxellois puisse avoir un repas par jour.

Vidéo des Restaurants Bruxellois

Le Comité National de Secours et d'Alimentation (CNSA)

Dès le mois de septembre, Ernest Solvay et Émile Franqui créent le Comité National de Secours et d'Alimentation, en charge d'organiser le ravitaillement des Bruxellois. La Commission for Relief in Belgium gère l'acheminement de la marchandise et négocie avec les Etats-Unis, les Britanniques et les Pays-Bas pour livrer de la nourriture et des vêtements (voire même des jouets). Un accord était passé afin que l'Angleterre laisse passer la marchandise jusqu'à Rotterdam, aux Pays-Bas, où des péniches l'emmenaient jusqu'à Bruxelles. Les Allemands avaient l'interdiction formelle de mettre la main sur les denrées qui transitaient via ce comité. Cette organisation a duré jusqu'en avril 1917, lorsque les États-Unis sont rentrés en guerre. C'est alors un consortium hispano-hollandais qui se charge de prendre en main le ravitaillement. Arrivent avec lui les harengs, les oranges, les clémentines, etc.

Les denrées alimentaires étaient réparties au gramme près, selon une organisation stricte en fonction de la composition du ménage et des bouches à nourrir. Les personnes malades avaient, elles, droit à un supplément. Sans cette organisation du CNSA, la famine aurait gagné les rues de Bruxelles et le nombre de morts aurait été décuplé.

Attention particulière aux enfants

Instaurée avant la guerre, l’école obligatoire pour les enfants jusque 12 ans est toujours d’actualité et une attention particulière est portée aux enfants. Un point d'honneur est apporté à leur alimentation et ils reçoivent du pain et de la soupe tous les jours. L'ONE, l'Office de la Naissance et de l'Enfance, est d'ailleurs créé dans l'immédiat après-guerre.

Très vite, le charbon vient lui aussi à manquer. Durant les hivers 16-17 et 17-18, les Allemands ordonnent aux écoles bruxelloises de fermer, car on ne parvenait plus à les chauffer. Emile Jacqmain, alors échevin de l'Instruction publique à la Ville de Bruxelles, refuse leur fermeture et se fait arrêter par l'occupant en 1917 pour "insubordination".

Se changer les idées grâce au sport

Heureusement, malgré les privations et les tourments qu'une occupation allemande peut apporter, la Zwanze bruxelloise ne se laisse pas abattre. Certaines salles de spectacle, comme le Théâtre royal de la Monnaie ou le Théâtre du Parc, sont réquisitionnées mais des cinémas sont encore accessibles à la population bruxelloise. Le sport constitue aussi un moyen de se divertir. Au programme: matches de foot, courses cyclistes, régates sur le canal, balle pelote et autres concours sportifs organisés par des sociétés de bienfaisance (natation dans le canal ou pêche dans les étangs). Malgré ces moments de divertissement, les journaux intimes de l'époque décrivent inévitablement la vie comme "morose".

Le parc Josaphat, quant à lui, est le théâtre de jeux organisés par et pour les soldats allemands.

Le travail obligatoire

En Belgique, contrairement à d'autres pays où tous les hommes en âge de se battre ont été réquisitionnés pour participer à la Première Guerre Mondiale, seulement 20% des hommes ayant l'âge requis étaient au front. Les hommes n'ont donc pas déserté les rues de Bruxelles. Cependant, le travail se faisant de plus en plus rare, les Bruxellois se retrouvent de plus en plus au chômage et s'insèrent dans la spirale infernale de la pauvreté. En 1916, les Allemands instaurent le travail obligatoire et ordonnent qu'on leur fournisse la liste des chômeurs de 16 à 45 ans qu'ils déporteront illico presto en Allemagne pour y faire office de main-d'oeuvre bon marché.

À Bruxelles, des cours sont organisés pour les chômeurs. L'objectif: les occuper afin que les Allemands ne leur tombent pas dessus pour les envoyer chez eux. Tous les moyens sont bons pour trouver du travail au plus grand nombre. Certaines femmes commencent même à créer des poupées à l'effigie des Jass (les soldats belges) afin de travailler.

Travailleuses dans une manutention de laines.

Déchargement et chargement de la laine.

Manutention de la laine rue Livingstone.

Wagon de laine.

Travailleuses dans une manutention de laines.

Déchargement et chargement de la laine.

Manutention de la laine rue Livingstone.

Wagon de laine.

Faute de chevaux on prend les boeufs

À Bruxelles, durant la guerre, on pouvait dire adieu à ses animaux. Les chevaux étaient réquisitionnés pour aller au front. Cela voulait dire que les charrettes devaient être tirées par des boeufs. Les chiens de plus de 40 centimètres de haut étaient aussi utilisés pour tirer les malles de munitions. Les rumeurs transformaient parfois même le meilleur ami de l'homme en chair à saucisse, faute de viande disponible.

Les matelas, la laine, le cuivre, les métaux non-ferreux, les pneus (pour leur caoutchouc) et l'essence sont quelques exemples de matériaux également réquisitionnés. Mais les Bruxellois, n'ayant pas oublié le mot d'ordre de leur ancien bourgmestre "une résistance pacifique", se faisaient presqu'un malin plaisir à ne pas répondre aux demandes des Boches d'apporter ces précieux matériaux. Les occupants passent alors à la vitesse supérieure en payant des visites régulières aux Bruxellois afin de vérifier qu'ils n'avaient pas en leur possession quelque chose qui pourrait intéresser les Allemands.

Edith Cavell et la résistance

Dès le début de la guerre Edith Cavell, une infirmière anglaise, s'emploie à soigner les soldats alliés et à les faire passer la frontière hollandaise pour les aider à rejoindre leurs proches. Ses activités dureront un an, jusqu'en août 1915 lorsqu'elle est arrêtée pour trahison par l'occupant allemand. Elle est envoyée devant le peloton d'exécution aux côtés de 35 de ses complices, dont Philippe Baucq, un architecte schaerbeekois, au Tir National à Schaerbeek. Un lieu macabre qui aura vu passer 300 patriotes belges se faire fusiller au cours de la guerre. De manière plus globale, à Bruxelles, les résistants sabotent les chemins de fer et montent des réseaux d’espionnage.

En tant que bons brusseleirs, une autre forme de résistance s'est également développée : l'humour. De nombreuses caricatures de l'occupant étaient publiées en secret, notamment via les journaux clandestins que l'on s'échangeait sous le manteau.

La joyeuse entrée

La fin de la guerre est tendue à Bruxelles. Depuis le mois de septembre, des dizaines de milliers de réfugiés venus du nord de la France et de la Flandre viennent trouver refuge à Bruxelles, suite à la dernière grosse offensive alliée. En plus de quelque 800.000 Bruxellois, près de 100.000 réfugiés arrivent dans la capitale belge. Des grands bâtiments sont réquisitionnés afin de leur trouver un endroit où dormir et tous ces gens doivent aussi être nourris et soignés. Par la même occasion, la grippe espagnole atteint Bruxelles. Le tout forme un cocktail explosif.

D'autant plus que les derniers jours de l'occupation ne se sont pas déroulés sans heurts à Bruxelles. Si l'Armistice a été signé le 11 novembre, la tension a commencé à monter dans la capitale belge dès le 9 novembre, jour où la monarchie est renversée à Berlin. À partir de ce moment, des conseils de soldats sont créés un peu partout et les révolutionnaires (les Rouges) s'opposent aux soldats loyaux qui soutiennent toujours l'empereur. À Bruxelles, les révolutionnaires libèrent Bruxelles mais la Ville est toujours bel et bien occupée.

Le lendemain, une grande manifestation de soldats allemands qui demandent la paix se déroule depuis la gare du nord jusqu'à la place Poelaert. Les patriotes belges voyaient d'un mauvais oeil ce rapprochement étranger, ils estimaient que "la guerre n'était pas encore finie et qu'ils étaient toujours les ennemis". Le soir du 10 novembre, des affrontements éclatent entre les loyaux et les révolutionnaires allemands. Des coups de feu sont tirés dans tous les sens sur la place Rogier et une quarantaine de personnes perdent la vie, dont des civils bruxellois touchés par des balles sans doute "perdues".

Du côté des autorités communales du Grand Bruxelles, on sent du rififi dans l'air et l'accent est mis sur la sécurité. Une garde bourgeoise est créée et on fait appel à davantage de policiers. Malgré tout, Bruxelles fait face à pas mal de désordre et plusieurs morts et blessés sont à déplorer au cours des jours qui suivent.

Le 17 novembre, Adolphe Max est accueilli en héros sur la Grand-Place de Bruxelles, noire de monde pour l'occasion (photo ci-contre). Alors qu'à quelques kilomètres de là, une explosion détruit le quartier de la gare du midi dans laquelle se trouvaient encore des wagons remplis de munitions.

Le 22 novembre, c'est au tour du Roi Albert Ier de rentrer à Bruxelles après être passé par Bruges et Anvers. Une grande parade est organisée, durant laquelle il défile aux côtés de la reine est de soldats alliés.

Découvrez ci-dessous certaines images illustrant la vie quotidienne des Bruxellois durant la Grande Guerre. Toutes les photos proviennent de la collection Eugène Keym, échevin de Watermael-Boitsfort et bourgmestre faisant-fonction à l'époque. Toutes les images utilisées dans cet article sont actuellement conservées aux Archives de la Ville de Bruxelles.

Une aubette vendant des cigarettes.

Une aubette vendant des cigarettes.

Des éboueurs.

Des éboueurs.

La Grand-Place un jour de marché.

La Grand-Place un jour de marché.

Un kiosque à journaux.

Un kiosque à journaux.

Les restaurants de Bruxelles.

Les restaurants de Bruxelles.

Une scène de funérailles.

Une scène de funérailles.