"En un rien de temps, la stupeur s'est transformée en colère"

Il y a trente ans, Criquielion perdait son Mondial

Renaix, le douloureux souvenir du "Crique"

Il y a 30 ans, toute la Belgique est passée du rires aux larmes en l’espace d'une seconde. Impossible d’évoquer la carrière du populaire et regretté Claudy Criquielion sans revenir sur le douloureux souvenir du championnat du monde de Renaix.

Alors qu’il venait de lancer son sprint sur le côté droit de la route, le Belge est déséquilibré à 50 mètres de la ligne par le futur ennemi public numéro un, Steve Bauer. La main levée, le regard perdu au milieu d’un public qui hue le spectacle auquel il vient d’assister, le Wallon est laissé à son triste sort l'espace de quelques secondes. Le “Crique” ne se remettra jamais vraiment de ce drame vécu dans une rue, a priori, sans histoire d’une petite ville flamande.

Son fils Mathieu, présent ce jour-là sur la ligne d'arrivée, son équipier Michel Dernies et notre journaliste de l'époque Joël Godaert, tous témoins privilégiés de la scène, se souviennent...

Criquielion: l'immense favori d'un Mondial à domicile

En 1988, Claudy Criquielion arrive en pleine confiance au championnat du monde. Il n’a pas réalisé la saison de sa vie mais est bombardé leader par notre sélectionneur national: un certain Eddy Merckx. La donne est simple pour la Belgique: préparer au mieux le terrain pour laisser exploiter le potentiel du Wallon en fin de course. Les coéquipiers de Claudy sont tout sauf des illustres inconnus: Marc Sergeant, Edwig Van Hooydonck, Eddy Planckaert, Fons de Wolf, Peter De Clercq, Michel Dernies, Herman Frison, Johan Museeuw, Jan Nevens, Luc Roosen et Jean-Philippe Vandenbrande ont été sélectionnés pour parachever le travail accompli en coulisses par les organisateurs qui ont réussi à ramener la course au maillot arc-en-ciel en Belgique. Le dernier championnat du monde disputé dans notre pays date alors de 1975 et la victoire du Néerlandais Hennie Kuiper à Yvoir devant Roger De Vlaeminck. Dans les alentours de Renaix, le parcours est corsé et emprunte certaines côtes du Tour des Flandres.

"Claudy était le grand favori. La course se déroulait dans son jardin et toute l’équipe belge était acquise à sa cause." (Michel Dernies)

Le matin du championnat du monde, l’ambiance était tout à fait normale, nous étions tous concentrés sur notre tâche”, glisse Michel Dernies. “Il faut savoir que le championnat du monde, c’est une course de très haut niveau, probablement la plus dure du calendrier en terme d’intensité. Claudy était le grand favori. La course se déroulait dans son jardin et toute l’équipe belge était acquise à sa cause.” Sur sa route se dressent des cadors tels qu’Argentin, Fignon, Rooks, Kelly, ou encore van der Poel. Claudy court après un deuxième titre de champion du monde, lui qui a déjà été sacré en 1984 à Barcelone.

"En plus de fermer la porte, Bauer a mis le coude"

La sélection belge réalise un travail de sape impressionnant dès le début de la course. Nevens, Vandenbrande et le prolifique sprinteur Eddy Planckaert jouent parfaitement leur rôle d’équipier.

Criquielion attaque à deux reprises. La deuxième offensive, menée dans le Kruisberg, lessive tous ses adversaires. Il ne reste plus que Fondriest, jeune coureur de 23 ans à l’époque. Personne ne doute de la victoire du “Crique” face à ce jeune loup, surtout pas le Wallon. C’était sans compter sur l’inusable Bauer qui, au caractère, revient sur le duo dans le dernier kilomètre.

Le Canadien lance le sprint de loin, en légère montée. La suite, tout le monde la connaît. Claudy est tassé dans les barrières et tombe en plein effort. Bauer est déséquilibré par la chute du Belge et Fondriest tire les marrons du feu en décrochant la première grande victoire de sa carrière sous les huées des spectateurs. Ceux-ci demeurent incrédules et furieux à propos de ce qui vient de se produire. Claudy lève la main vers le ciel, le regard perdu. Il le sait, il vient de manquer une des courses les plus importantes de sa vie. Sa maison n’est distante que de 19 kilomètres de la ligne d’arrivée.

Steve Bauer doit être escorté par la police. Une ambiance électrique règne sur l’aire d’arrivée où les supporters, furibards, sont au bord de l’explosion. Sur le podium, Fondriest est sifflé. L’heure n’est évidemment pas à la fête en ce dimanche de fin d’été. Bauer est déclassé, un moindre mal pour un Claudy Criquielion dont le chagrin et la déception prennent le pas sur tous les autres sentiments et qui boucle l'épreuve à la 11e place.

Le difficile lendemain

“Claudy était abattu le jour même”, révèle Joël Godaert, le journaliste qui couvrait le cyclisme pour la Dernière Heure/Les Sports en 1988. “Je me rappelle que le lendemain, je suis allé chez lui. Il avait acheté tous les journaux possibles et imaginables et il les avait étalés. Son téléphone n’arrêtait pas de sonner. Nous avons reparlé tant et plus de l’affaire. Il était terriblement déçu. Il ne cessait de me répéter qu’une chance comme celle-là, de remporter un deuxième titre mondial, ne se représenterait plus jamais. Il n’avait pas tout à fait tort. Toutes les conditions étaient réunies pour qu’il s’impose cette année-là.”

“Bauer ? Non, je n’ai rien oublié ou pardonné. Il a commis, consciemment, une faute vis-à-vis de moi ” (Claudy Criquielion)

20 ans plus tard, Claudy Criquielion évoquait ce funeste souvenir dans nos colonnes avec une solide pointe d’amertume non dissimulée. “Bauer ? Non, je n’ai rien oublié ou pardonné. Il a commis, consciemment, une faute vis-à-vis de moi,” détaillait le vainqueur du Tour des Flandres 1987. “Son geste était volontaire, ce n’est pas possible autrement. On a beau avoir expliqué ensuite que la chaussée se rétrécissait en vue de l’arrivée. J’avais 3 m 50 pour passer. Largement assez. Mais Bauer s’est rabattu pour me coincer contre les balustrades. Sans cela… (...) Prenez le palmarès du Championnat du Monde. Beaucoup de coureurs se sont imposés à une seule reprise. Ils sont déjà bien plus rares à avoir obtenu deux titres ou plus. De ceux-là, on en parle davantage. Cela aurait dû être mon cas.”

Criquielion attaque en justice Bauer. Sa plainte est rejetée et il perd dans l’affaire un demi-million de francs belge pour payer les frais de justice.

Un an plus tard, à l’Amstel Gold Race, Claudy Criquielion prend sa “revanche” sur Steve Bauer. Eric Van Lancker s’échappe et remporte la course, quatre hommes se retrouvent pour se jouer au sprint la deuxième place. Verhoeven et Gianetti accompagnés par… Bauer et Criquielion. Ce dernier, alors que dans un sprint pareil il n’aurait eu aucune chance en temps normal, s’arrache et franchi la ligne en deuxième position devant Bauer. “Je n’ai jamais vu de ma vie Claudy sprinter de la sorte”, complète Joël Goddaert. “Il n’était pas sprinteur mais sur ce coup-la, on sentait qu’il avait de la rage en lui et qu’il avait à coeur de terminer devant Bauer. Même s’il n’avait pas gagné la course, il était tout heureux d’avoir passé la ligne avant le Canadien.”

"Bauer aimait narguer papa"

Steve Bauer, lorsqu’il arrive au départ de ce Mondial 1988, est loin d’être un inconnu. Le Canadien est l’un des premiers coureurs de son pays à avoir traversé l’Atlantique. En 1988, il arrive au Mondial fort de 7 succès lors de sa saison, un record personnel. Quelques semaines avant cette épreuve, il avait décroché la première étape du Tour de France, portant le maillot jaune dans la foulée. Il avait également terminé 4e du classement général de cette Grande Boucle. Après son altercation avec Criquielion à Renaix, sa vie va littéralement changer.

Il a été pendant très longtemps sifflé sur les courses en Europe”, témoigne Joël Godaert. “Après un certain temps, cela s’est un peu calmé. Ce n’était pas un grand coureur par la taille. Il était plutôt musclé, trapu et doté d’une belle pointe de vitesse. Il avait un côté parfois un peu trop agressif sur le vélo. Je n’ai toutefois pas de souvenir d’autre incartade comme celle de Renaix. On ne peut pas dire qu’il avait une étiquette de “bad boy” du peloton à l’instar de Gianni Moscon à l’heure actuelle."

J’étais concentré sur mon sprint quand l’incident s’est produit. Moi aussi, j’ai perdu le Championnat du monde. Je n’ai rien voulu faire volontairement." (Steve Bauer)

Ce qui est certain, c’est que Claudy Criquielion n’entretiendra plus jamais de rapports cordiaux avec celui qui a été le facteur “X” de la pire désillusion de sa carrière professionnelle.

L’impact psychologique, si le Canadien ne va jamais vraiment l’avouer, est énorme. Ironie de l’histoire, Steve Bauer réside en Belgique à l'époque. Il reçoit des menaces et son domicile est alors placé sous surveillance policière après l’été 1988. “Criquielion m’a touché autant que je l’ai touché”, déclarait le Canadien après la terrible controverse. “J’étais concentré sur mon sprint quand l’incident s’est produit. Moi aussi, j’ai perdu le Championnat du monde. Je n’ai rien voulu faire volontairement."

Renaix la sulfureuse

Renaix, une petite ville de 25 000 habitants située à la frontière linguistique, n’a a priori rien de bien sulfureux. Ses attraits viennent principalement de sa proximité avec les côtes du Tour des Flandres et au dynamisme économique de toute la Flandre-Orientale. Pourtant, cette bourgade est très bien connue pour deux immenses faits d’armes dans le monde du vélo. Cette fameuse chute de Claudy, donc, n’est le théâtre que d’une deuxième histoire qui aura marqué le cyclisme.

La semaine avant le championnat du monde 1988, les journaux ressassent tant et plus le scénario dramatique du championnat du monde 1963. Cette année-là, Benoni Beheyt, l’équipier de Rik Van Looy, sprinte et l’emporte devant l’Empereur d’Herentals. Van Looy, à l’époque un véritable poids lourd sur les classiques et un patron dans le peloton, est humilié devant ses supporters. Il ne remportera jamais une troisième fois le championnat du monde.

Le malheureux Beheyt met un terme à sa carrière professionnelle à 25 ans, deux années après son sacre arc-en-ciel. Van Looy s’était juré de lui faire vivre un enfer tant qu’il le verrait dans le peloton. Son influence et son aura ont eu raison de la carrière du champion du monde 1963. Ce triste épisode porte le nom de la "Trahison de Renaix".

"Il ne l'a jamais digéré"

Se remettre d’un drame pareil, ce n’est évidemment pas à la portée de tout le monde. Certains sportifs auraient complètement lâché mentalement. Combien de personnes n’ont-elles pas tout claqué après un cinglant revers  ? “Si je devais décrire Claudy en un mot, ce serait caractère”, analyse Dernies. “Le caractère qu’il avait pour pratiquer son métier, c’était assez impressionnant ! J’avais du caractère mais lui, c’était multiplié par 100. Maintenant, je pense qu’il y a eu un avant et un après Renaix dans sa carrière, ce n'est pas possible autrement.”

Après 1988, Claudy va encore inscrire quelques belles lignes à son palmarès. Vainqueur de la Flèche Wallonne en 1989 pour la 2e fois de sa carrière, 7e du Giro la même saison, il obtient le titre de champion de Belgique en 1990, année où il termine 9e du Tour de France. “Heureusement pour lui, je pense qu’on retient quand même plus son titre de champion du monde à Barcelone, qui l’a transfiguré, que sa chute à Renaix”, signale Godaert.

L’autre grande victoire de sa carrière c’est évidemment le Tour des Flandres 1987. Il reste, avec Gilbert, l’un des deux Wallons à l’avoir emporté. Dans ses immenses regrets il y a deux choses. Le Mondial de Renaix et Liège-Bastogne-Liège. Il est à chaque fois tombé sur Moreno Argentin sur sa route sur la Doyenne. Encore en 1991, il a été battu au sprint par l'Italien à Liège. Je pense qu’il n’a jamais complètement digéré Renaix. C’est resté dans un coin de sa mémoire. Il avait tout de même un petit côté rancunier, à juste titre dans ce cas. Je n’ai jamais vu une image avec les retrouvailles entre lui et Bauer, sinon on s’en souviendrait !”

Un champion pour l'histoire

Le 18 février 2015, Claudy Criquielion est décédé à l'hôpital d'Alost des suites d'un accident vasculaire cérébrale, à 58 ans. De 1979 à 1991, il aura connu une superbe carrière.

Après sa vie de cycliste professionnel, il a travaillé en tant que directeur sportif pour l'équipe Lotto puis chez Landbouwkrediet-Colnago. Entre 2006 et 2012, il a occupé la fonction d'échevin des sports à la commune de Lessines avant de prendre en charge plusieurs autres compétences (travaux publics, mobilité, eaux et forêts, sports) jusqu'à son décès.