Nafi Thiam

Tout l'or de l'heptathlon

2016, 2017, 2018. Trois saisons au cours desquelles Nafissatou Thiam a construit un empire sur lequel elle règne pour l’instant sans partage. Championne olympique, championne du monde et championne d’Europe de l’heptathlon. Un triptyque historique qui font de l’athlète belge l’une des plus grandes – certains diront la plus grande – sportives qu’a connu notre pays.

Alors qu’elle se lance, à 25 ans, dans la conquête d’une deuxième couronne mondiale consécutive, à Doha, nous vous invitons à revivre les trois grands succès estivaux de l’heptathlonienne chez les seniors, une plongée dans les coulisses d’une aventure vécue au plus près de la championne.

Rio 2016, le sacre inattendu

"Je n’arrive toujours pas y croire. C’est incroyable. Championne olympique, c’est… pfff… c’est plus que ce dont j’ai toujours rêvé !"

Dans les couloirs de l’Estadio Olympico Nilton Santos déjà désertés par la plupart des médias étrangers, ce samedi 13 août, la voix tremblante de Nafissatou Thiam se fait l’écho des émotions de la jeune heptathlonienne belge de 21 ans. Il est quasiment minuit et, le drapeau national sur les épaules, les yeux légèrement humides, l’élève de Roger Lespagnard fait le récit de deux journées inoubliables pour elle et pour l’ensemble du sport belge. La voici championne olympique !

Une perspective à laquelle personne n’avait songé à l’aube de la compétition en dépit de qualités unanimement reconnues. Pas même son entraîneur qui avait tablé plutôt sur une place toute proche du top 5. Il faut dire que Nafi, 11e aux Mondiaux 2015, avait connu une préparation chahutée.

Le 7 juillet, à Amsterdam, à l’issue de la finale du saut en hauteur où elle se classe quatrième, elle révèle ainsi l’existence d’une blessure au coude encourue le 27 juin lors de l’épreuve du javelot aux championnats de Belgique. "Ce n’est pas dramatique mais c’est tout de même sérieux, les ligaments sont touchés. (…) Je ne lancerai plus d’ici à Rio", dit-elle pour justifier le port d’une attelle durant la compétition.

Au Brésil, lors du point presse précédant de quarante-huit heures son entrée en lice, la jeune femme s’épanche alors un peu sur cette blessure l’empêchant d’être tout à fait libérée. "Ça a été difficile de se blesser six semaines avant les Jeux", avoue Nafi. "Malgré tout j’ai fait ce qu’il fallait pour être prête et aller au bout de mon heptathlon. Ça fait quatre ans que je travaille pour ces Jeux olympiques, je n’allais pas renoncer aussi facilement. Je vais me concentrer sur ma technique au javelot, ne pas trop penser au fait que j’aurai certainement mal, je vais essayer ! C’est sûr que je me serais bien passée de ce contretemps, qui m’a contrainte à faire une croix sur quelques séances de musculation, mais je suis en forme. Il faut que je tente ma chance !"

Son tour arrivera le vendredi 12 août. Dans des conditions météo peu engageantes, l’heptathlon commence par un coup de chaud. Au départ du 100m haies, après un premier faux départ, la voisine de couloir de Nafi bouge légèrement dans les starting blocs au moment du coup de feu. Les athlètes sont rappelées et c’est la jeune Wallonne qui apparaît en gros plan sur les écrans du stade. Aurait-elle provoqué le deuxième faux départ ? "J’ai cru que c’était déjà fini pour moi..." Finalement, les choses rentrent dans l’ordre. Le carton est adressé à l’ensemble, et toutes les concurrentes sont autorisées à partir. Le troisième départ est le bon et Nafi, bien en rythme, s’envole vers un nouveau record personnel en 13.56. Une entame de compétition idéale !

D’autant qu’à la hauteur, notre compatriote établit un deuxième record en franchissant une barre à 1,98m. "A ces hauteurs-là, ça devient de plus en difficile d’améliorer son record et cela faisait deux ans que j’attendais pour améliorer cette marque de 1,97m. Je suis vraiment contente, c’était un très chouette concours." Un concours marqué donc par l’établissement de ce qui constitue un nouveau record du monde de la discipline dans un heptathlon.

Ces deux meilleures performances personnelles la propulsent à la deuxième place de l’heptathlon. Une position en dessous de laquelle elle ne descendra plus. Au poids, après un premier essai intéressant (14,41m) puis un autre manqué (13,30m), Nafi donne tout au troisième essai et lance la sphère juste en-deça de la ligne des 15m (14,91m). "En réalité, j’ai eu plus mal que ce que je pensais et j’ai dû me forcer à passer à travers la douleur, à tout donner sur ce dernier essai", raconte l’intéressée. "Cela a été un véritable soulagement de voir le résultat."

De son propre aveu, elle livrera ensuite un 200m "vraiment compliqué, mais pas catastrophique non plus" lui permettant simplement de "limiter la casse" par rapport à ses concurrentes. Son chrono : 25.10 ! Douze points séparent Nafi, deuxième, de Katarina Johnson-Thomspon (2264 pts contre 2252) au classement général à l’issue de la première journée. "Le classement après la première journée n’intéresse personne", lance Nafi, passée en coup de vent pour livrer ses impressions avant d’aller se reposer un minimum. "Je suis en avance sur mon record, c’est très bien. Mais j’ai eu mes temps forts durant cette première journée et ce sera plus compliqué lors de la seconde journée, à l’inverse d’autres filles. On verra bien."

Le samedi 13 août, c’est à la longueur que l’on retrouve tout d’abord les heptathloniennes. Le premier saut de Nafi est (très) largement mordu. Roger Lespagnard, dans la tribune, fulmine. Il l’enjoint à modifier ses marques. Au second, il faudra impérativement assurer ! Avec 6,18m l’essentiel est acquis mais l’athlète du RFC Liégeois sait que pour signer le meilleur total possible, elle doit tenter d’aller plus loin. Elle décide de prendre des risques au troisième… et ça passe ! En retombant dans le sable à 6,58m, un nouveau record personnel, Nafi remporte cette épreuve et grignote un peu sur toutes ses opposantes. "C’est vraiment après cette épreuve de la longueur que je me suis dit qu’un podium était possible. Mais la médaille d’or ? Ça non, pas encore. Jessica Ennis-Hill n’était qu’à quelques points et c’est une excellente coureuse de 800m."

Mais avant d’en arriver à cette septième épreuve, il faut d’abord bien négocier le lancer du javelot, particulièrement redouté au vu de la blessure de notre compatriote. Nafi soigne particulièrement son échauffement. "J’ai fait un essai sur quelques pas, j’ai senti directement que ça faisait mal et j’ai décidé de ne pas faire de tentative sur élan complet, de rester détendue afin de me livrer pleinement pour mon premier lancer."

Concentrée sur sa technique, Nafi prend son élan et laisse courir son bras. Regardant le javelot fendre l’air, elle se tient aussitôt le coude. La douleur est bien là, plus vive que jamais. "Ça a fait très mal, mais le javelot était déjà parti, donc..."

Le résultat dépasse les espérances de notre représentante : 53,13m, encore un record ! Faisant l’impasse sur le deuxième essai, Thiam lancera encore le javelot au troisième mais le résultat est anecdotique. "Je ne m’attendais pas à faire aussi bien. Ces 53,13m m’ont propulsée en tête et là, oui, j’ai commencé à penser à la médaille d’or, c’était possible. Il fallait juste que je donne tout dans la dernière épreuve pour que, première ou deuxième, je n’entretienne aucun regret et que je puisse être fière de moi."

Avec 142 points d’avance sur Jessica Ennis-Hill, soit un viatique de dix secondes, Nafi Thiam sait qu’elle se trouve dans une position très favorable. Il faut juste que ses jambes la portent une dernière fois dans cette épreuve du 800m qui sied moins à ses qualités. En tribune, les membres de notre délégation retiennent leur souffle. Comme la Belgique toute entière devant les écrans de télévision. Une nouvelle fois, la jeune athlète répond présent, dose son effort, gérant tant bien que mal son retard sur une Britannique partie rapidement en tête et qui lui a imposé une pression maximale. "Pendant toute la course, je ne l’ai pas lâchée des yeux."

Une, deux, trois secondes… Le temps s’égrène et Nafi file vers son destin. Top ! 2.16.54, contre 2.09.07. S’écroulant au sol, la Belge est rapidement félicitée par ses concurrentes. Elle vient de réussir un total exceptionnel de 6810 points, un gain de 302 points sur son précédent record, au terme de deux journées de toute beauté. Quatrième championne olympique de l’histoire de notre athlétisme (le relais 4x100 féminin de 2008 se verra attribuer l’or peu de temps après), Nafi Thiam est la nouvelle reine du sport belge. Mais surtout la nouvelle reine de l’heptathlon.

Son heptathlon (6810 pts)

100m haies : 13.56
Hauteur : 1,98m
Poids : 14,91m
200m : 25.10
Longueur : 6,58m
Javelot : 53,13m
800m : 2.16.54

Londres 2017, une sacrée confirmation

"Le titre olympique ne m’assure pas d’un succès à vie."

Prononcée au mois de mai 2017 à Götzis, à la veille d’une performance colossale de 7.013 points propulsant notre compatriote au troisième rang mondial de tous les temps à l’heptathlon, cette phrase de Nafi Thiam résume bien la nouvelle situation dans laquelle se retrouve la championne belge. Désormais attendue à chacune de ses sorties, délestée de la concurrence des deux autres médaillées olympiques, Jessica Ennis-Hill et Brianna Theisen-Eaton, parties à la retraite dans la foulée des Jeux, la Namuroise est appelée à être la favorite de chaque grand rendez-vous. Trois mois plus tôt, elle a d’ailleurs remporté une nouvelle médaille d’or, au pentathlon, lors de l’Euro en salle de Belgrade. Mais c’est bien sûr à Londres, lors du grand rendez-vous mondial de l’année 2017, que la championne de Rio va devoir confirmer son nouveau statut, renforcé par le fabuleux total établi en Autriche.

Inutile de dire que la pression est à son comble lorsque Nafi, qui s’accommode plus mal que bien de cette nouvelle donne, embarque dans l’Eurostar. Hors de question de se sentir invincible : le propre des épreuves combinées est de rester humble, d’aborder chaque épreuve dans le respect de la discipline et de ses adversaires, de tendre à sept reprises vers son niveau de performance le plus élevé.

C’est donc sans fausse modestie que Nafi Thiam, apparue avec de longues tresses... argentées n’ayant rien de prémonitoires, affirme en prélude aux championnats du monde : "Sur la piste, le statut de n°1 ne signifie plus rien". C’est, pour elle, une réalité. Et le meilleur moyen de ne pas s’exposer à d’importantes déconvenues. "En hepta, tu as tellement d’occasion de te louper ! Tout le monde attend que je gagne mais ce ne sera pas aussi simple pour moi. Alors imaginer décevoir tout le monde parce que tu n’as pas la médaille d’or, c’est un peu dur."

Sur la piste, donc, tous les compteurs sont remis à zéro en ce samedi 5 août dans le magnifique stade olympique qui a accueilli les Jeux de 2012. Concentrée sur son sujet, Nafi entame la compétition de belle manière. Avalant les haies sur un bon rythme, elle fixe les chiffres à 13.54, le deuxième chrono de sa carrière. "C’était une très bonne course, et un bon début d’heptathlon."

Le saut en hauteur, son épreuve la plus forte, doit lui permettre de marquer de gros points. Une à une, Nafi franchit les barres au premier essai jusqu’à 1,95m compris. À la barre supérieure, fixée à 1,98m, ses trois tentatives resteront infructueuses. "Je deviens de plus en plus constante. c’est dommage pour cette barre à 1,98m mais ça viendra bientôt."

La première place provisoire qu’elle occupe résistera encore au concours du lancer du poids où la championne olympique, qui signe un très beau premier lancer à 15,17m ("mais je sens que je peux faire encore mieux"), remporte l’épreuve. Vient ensuite le 200m, une discipline où Nafi établit le deuxième chrono de sa carrière en 24.57. "À Götzis, j’étais partie un peu vite, ici j’ai le sentiment d’avoir mieux dosé ma course. La preuve, c’est que j’ai bien terminé. Là aussi, j’apprends et c’est de mieux en mieux."

Nafi Thiam termine la première journée, "très bonne" à ses yeux, avec un total de 4.014 points, 29 unités de plus qu’à Rio, occupant la deuxième place du classement provisoire derrière l’Allemande Carolin Schäfer (4.036 pts). Katarina Johnson-Thompson, de son côté, a connu une fameuse mésaventure avec trois échecs à 1,86m en hauteur après une impasse à 1,83m. Des points qui coûtent très cher !

Redoublant de concentration pour éviter de se faire piéger au saut en longueur, une épreuve qui avait constitué un tournant dans son heptathlon à Rio, Nafi Thiam négocie parfaitement ce moment décisif à l’entame de la deuxième journée. Montant en puissance, elle signe des essais à 6,20m, puis 6,33m et enfin à 6,57m ! À un centimètre à peine de son record personnel. Mais cette victoire partielle place, en tout cas le croit-on, notre compatriote sur les rails du succès. C’était sans compter sur un début de concours difficile au lancer du javelot. Ses deux premiers essais sont médiocres par rapport à ses standards habituels. "Là, j’ai eu un peu peur", confesse Roger Lespagnard. "Aux deux premiers essais, elle était méconnaissable mais on a heureusement pu rectifier la situation." Avec un troisième jet à 53,93m, Nafi assure en effet l’essentiel. "Car on ne sait jamais ce qui peut arriver sur 800m", souligne l’entraîneur liégeois.

Les jambes de Nafi Thiam ne l’ont heureusement pas lâchée au cours de ce double tour de piste parti très lentement, ce qui rendait d’autant plus brutale l’accélération en fin de course. Mais avec un chrono de 2.21.42, notre heptathlonienne remporte une deuxième médaille d’or consécutive dans un grand championnat, la première de l’athlétisme belge aux championnats du monde ! Un nouvel exploit que personne n’a manqué de saluer.

"C’est incroyable ! Ça a vraiment été une année difficile avec beaucoup de pression. C’est d’autant plus difficile de performer quand on attend beaucoup de toi. Pour cette raison, je suis vraiment heureuse de repartir avec l’or" souligne Nafi. "Je n’ai fait aucune erreur et j’ai réussi à frapper dans les épreuves où c’était important de le faire. J’ai fait un très bon heptathlon. Même si tout le monde pense que je suis invincible, je sais que je ne le suis pas. Et avant de penser à la suite, je vais peut-être profiter un peu de ce titre de championne du monde."

Son heptathlon (6784 pts)

100m haies : 13.54
Hauteur : 1,95m
Poids : 15,17m
200m : 24.57
Longueur : 6,57m
Javelot : 53,93m
800m : 2.21.42

Berlin 2018, seule contre tous

"Toute la saison s’est bien passée et j’espère une bonne performance !"

Lors de la traditionnelle conférence de presse d’avant compétition, Nafi Thiam joue la prudence en refusant d’énoncer des ambitions que l’on devine pourtant. Et quand on lui rappelle qu’elle domine la discipline depuis deux ans, elle finit par hausser le ton : "Oui, deux ans, donc deux championnats. C'est toujours la même chose : je ne reçois pas de points d'avance parce que j'ai gagné l'année précédente. Tout le monde part à zéro et peut avoir deux très belles journées, comme ce fut mon cas à Rio alors que je ne dominais rien du tout jusque là. Donc ça ne veut rien dire. Et je ne pars pas avec un excès de confiance. J'ai confiance en ce que je suis capable de faire mais ce que les autres feront, je ne le maîtrise pas, cela ne sert à rien d'y penser."

Voilà pour l’état d’esprit. Sûre de sa force mais consciente de la difficulté des épreuves combinées, notre compatriote avance à pas feutrés. Le déroulement du début de la compétition lui donne raison.

Engagée au couloir 1 dans la quatrième et dernière série du 100m haies, Nafi ne peut éviter la huitième place et signe un chrono de 13.69 (+0,4 m/s), à deux bons dixièmes de son record, pour débuter. Un résultat "correct", sans plus, comme elle le dit au speaker du stade. Direction ensuite le saut en hauteur pour notre athlète, à cet instant quatorzième au classement.

C’est là que le piège va se refermer, heureusement sur les deux principales prétendantes au titre européen. Katarina Johnson-Thompson est là aussi, bien entendu. Plus que jamais, la Britannique incarne une adversité féroce pour Thiam. Dans une épreuve taillée pour les qualités des deux jeunes femmes, l’improbable va pourtant se produire. La championne olympique, qui possède un record à 2,01m, après un bon début de concours, coince en efffet à 1,94m ! Couchée sur le tapis de réception, la Namuroise se prend la tête entre les mains, devant se contenter d’1,91m. Heureusement pour Nafi, KJT ne fera pas mieux et les deux rivales se quittent dos à dos.

À l’heure de la pause, Nafi, qui occupe la deuxième place provisoire, prend alors la direction d’une salle de repos où elle passera, dit-elle, "six heures allongée sur un tapis à essayer de ne pas broyer du noir et de tourner la page" de ce concours de hauteur.

Retour en début de soirée au stade olympique. La réaction de Nafi au lancer du poids est alors celle d’une grande championne. Après deux lancers moyens, la Belge se fait violence et expédie la sphère à 15,35m – son record en plein air – ce qui lui permet de prendre la tête du concours avec 80 points d’avance ! Mais le 200m, une épreuve explosive qui sied mieux aux qualités de coureuse qu'est Johnson-Thompson, doit encore arriver. Conformément à la logique sportive, l’athlète de Liverpool prend l’ascendant sur l’élève de Roger Lespagnard, qui termine en 24.81, à quatre dixièmes de son record. Avec 3.930 points, Thiam occupe la deuxième position avec un débours de 87 points. Pas la première journée dont elle avait rêvé, si bien que le record d’Europe s’éloigne...

"C’était une journée très difficile", concède-t-elle dans les dédales de l’Olympiastadion. "Je pense que mon 100m haies aurait pu être meilleur, j’avais espéré aller un peu plus vite, même si ça reste un chrono correct, puis surtout je rate mon concours de hauteur, ce qui m’a vraiment énervée. J’ignore ce qui s’est passé. Je ne me suis jamais sentie aussi bien avant un concours, à l’échauffement tout se passait bien, j’avais de bonnes jambes qui devaient me permettre d’aller haut. Mais j’ai quand même échoué à 1,94m. Il y a des jours comme ça... Heureusement je me suis bien reprise au poids. J’ai essayé d’être forte mentalement toute la journée, c’était un vrai combat. Et je vais continuer à me battre. Tout peut arriver au cours de la seconde journée. Cela va se jouer à la longueur et au javelot. Je pense qu’au 800m, je peux faire ce dont je suis capable, un chrono de 2.16, et les autres filles aussi. C’est une question de mental. La deuxième journée va être difficile, elle aussi. Je donnerai le meilleur pour n’avoir aucun regret."

Nafi tourne alors les talons pour aller se reposer au plus vite. L’histoire nous apprendra qu’un véritable psychodrame s’est joué entre les épreuves au cours de cette première journée. En cause, une histoire de sponsor d’abord absent du maillot de la championne, puis pas suffisamment visible sur sa tenue. Un rappel à l’ordre lui parvient et, dans l’énervement du moment, la menace de la retirer de la compétition pour faire respecter la volonté du sponsor en question est même brandie par la Fédération belge, comme elle le révélera aux représentants de la presse écrite nationale… le 22 février 2019, six mois plus tard.

Dans la chambre d’hôtel qu’elle partage avec la sprinteuse Cynthia Bolingo à Berlin, Nafi Thiam fond en larmes pendant de longues minutes. L’incompréhension se mêle à la colère. Se sentant déstabilisée par ses propres dirigeants, la jeune femme a le sentiment d’être "prise pour un paquet de fric" au mépris de ses chances de succès européen. La nuit va être courte.

Il faut pourtant faire bonne figure dès l’entame de la deuxième journée : le saut en longueur est, en effet, l’un des gros points forts de Katarina Johnson-Thompson et il faut limiter l’écart entre elles. Après un bon premier saut et un autre malheureusement mordu, Nafi répond aux 6,68m de KJT par un saut à 6,60m. Une bonne opération même si 113 points la séparent encore de la tête du classement !

Mais le lancer du javelot doit lui permettre de gommer cet écart et même de prendre ses distances. Voilà pour la théorie. Heureusement, la réalité du terrain rejoint celle-ci et c’est le scénario le plus favorable qui s’écrit en faveur de Nafi Thiam au fil de ses lancers : 46,36m au premier essai, 53,55m au deuxième et… 57,91m au troisième ! Le deuxième meilleur lancer de sa carrière, qui constitue un record des championnats, place l’athlète belge sur une voie royale (avec 192 points d’avance) dans la mesure où sa principale concurrente doit se contenter de 42,16m.

Avec un important "matelas" chronométrique de 13 secondes à défendre sur 800m, les choses se présentent pour le mieux pour Nafi Thiam à qui un troisième sacre consécutif, après les Jeux olympiques et les championnats du monde, tend les bras. Cette septième épreuve, toujours un supplice, voit la médaillée de bronze 2014 gérer son avantage en s’accrochant à un tempo familier.

"Je me suis mise à une allure de 2:18 que j'étais à peu près sûre de pouvoir tenir. Katarina, elle, ne pouvait pas courir en 2:05. Le seul moment où j'ai été perturbée, c'est quand une concurrente suisse – qui est venue s'excuser ensuite – s'est rabattue juste devant moi. Tout le monde essaye de se placer avant le virage et finalement, je l'ai jouée safe, c'était la meilleure manière de faire."

Arrivant près de dix secondes après sa grande rivale, en 2.19.35, Nafi Thiam sait alors, en franchissant la ligne d’arrivée, qu’elle vient de triompher. Elle totalise 6.816 points contre 6.759 à Johnson-Thompson.

"Championne olympique, championne du monde, championne d’Europe… C’est juste fou ! Si on m’avait dit ça il y a trois ans, je n’aurais jamais cru cela possible", explique-t-elle, parée dans son drapeau noir-jaune-rouge, et félicitée par les autres héros de la soirée, Kevin et Jonathan Borlée, médaillés eux aussi (respectivement d’argent et de bronze) sur 400m. "Il y a trois titres, trois histoires et à chaque fois une belle leçon. Je suis en tout cas contente de ne pas avoir douté de moi. Je pense que beaucoup l’ont certainement fait pendant ces deux jours. Mais jeudi soir, j’ai quitté le stade en me disant que j’étais capable de le faire. Que ce serait difficile mais, quoi qu’il se soit passé, médaille d’or, d’argent ou de bronze, podium ou non, je voulais quitter Berlin en me disant que j’avais tout donné. Donc voilà je suis super fière."

Et la nouvelle championne d’Europe de se projeter déjà vers Doha 2019. "Au vu de l’évolution de Katarina, je m’attends à des championnats du monde très serrés !"

Son heptathlon (6.816 pts)

100m haies : 13.69
Hauteur : 1,91m
Poids : 15,35m
200m : 24.81
Longueur : 6,60m
Javelot : 57,91m
800m : 2.19.35