Saitama : le paradoxe du cyclisme japonais

Froide, moderne, peu authentique et méthodique, la ville de Saitama accueille depuis six années un Critérium dans ses propres rues.

A chaque fois, la foule répond présente en masse pour venir acclamer les stars du peloton. Ce dimanche, les autorités s'enorgueillissaient d’avoir réussi à accueillir près de 200.000 spectateurs dans la banlieue tokyoïte.

Pourtant, le cyclisme de haut niveau peine à décoller au pays du Soleil-Levant. Tentative d’explication d’un phénomène fascinant et paradoxal.

Saitama : une banlieue “bike friendly”

A proximité d’une gare de train très fréquentée, de nombreux buildings du gouvernement japonais jouent des coudes avec des hôtels froids et modernes ainsi qu’une clinique dernier cri. Pas de doute, nous sommes bien dans le district de Saitama, situé à 40 minutes en transport en commun du centre-ville de Tokyo. D’aucuns la qualifient de cité-dortoir amenant tous les jours son contingent de navetteurs vers la capitale japonaise. Ici, ne cherchez pas l’âme d’un quartier populaire, authentique et convivial. La vie est rythmée par le travail et par les grands centres commerciaux. Parce que, oui, au fil des années la consommation est presque devenue la préoccupation numéro une des insulaires. Alors comment cette bourgade arrive à attirer depuis six années les stars du peloton, dans un pays qui ne fournit que deux coureurs dans le World Tour ?

Une petite promenade dans le quartier de la gare, là où les journalistes et les organisateurs mandatés par ASO sont parqués durant quelques jours, suffit à s’en apercevoir : le vélo fait partie de la vie de tous les jours à Saitama. Dans celle-ci, les piétons et les cyclistes se respectent mutuellement. Il faut dire que depuis six ans, le Tour de France et ses stars débarquent pour promouvoir et entretenir la flamme de la bicyclette. Pari réussi du côté des autorités japonaises. “En terme de communauté cycliste, le district de Saitama obtient le plus haut taux de personnes qui roulent à vélo sur l’ensemble du Japon”, détaille Yoshinori Koromegawat. Il est en charge des événements sportifs à Saitama. “D’autant plus que Saitama a vraiment dans l’idée de créer une ville où le vélo est omniprésent. Pour l’instant, nous sommes très satisfaits de ce partenariat avec le Tour de France qui permet à notre district de se développer très vite dans les deux points cités ci-dessus.” L’ultime but de la municipalité est de réduire l’utilisation des engins motorisés pour créer une sorte de ville verte, tandis que la capitale nippone croule sous la pollution (même si cette problématique a évolué favorablement depuis le début des années 2000), inhérente à une mégalopole hyperconnectée, suractive et peuplée au total dans le "Grand Tokyo" de plus de 35 millions d’habitants.

"La réduction de notre empreinte carbone est une première raison de la création de cet événement", rajoute Koromegawa. “Nous pensons aussi à la santé de nos concitoyens.” Avec une population en déclin démographique et très vieillissante, les Nippons tentent par plusieurs moyens de réduire les coûts des soins de santé, qui risquent d’augmenter à une vitesse démentielle dans les années à venir.

Un insolent succès de foule d'année en année

Le public japonais s’est encore déplacé en masse le week-end dernier à Saitama pour venir applaudir et chercher quelques autographes de Kittel, Thomas ou Valverde. Dans le lobby de l’hôtel où les coureurs étaient logés, plusieurs fans n’ont pas hésité à patienter un après-midi entier pour obtenir une signature ou pour réaliser un selfie avec les stars du peloton. L’engouement est tel que les coureurs eux-mêmes semblent déconcertés par ces hurlements dès qu’ils pénètrent dans une pièce. Les comptes Instagram ont inondé de photos et de vidéos les arrivées des champions cyclistes, applaudis par une foule qui scandait leurs noms.

“Cela fait plusieurs années que je viens ici, je commence à avoir l’habitude mais c’est vrai que ça fait à chaque fois plaisir de voir ce public qui attend des heures pour vous rencontrer”, glisse Marcel Kittel, tout sourire. Malgré cet insolent succès populaire depuis maintenant six ans, le nombre de Japonais actifs dans le World Tour stagne à deux. Beppu et Arashiro, pensionnaires respectivement de la Trek-Segafredo et de la Bahrain-Merida, ont largement passé la trentaine et ne sont pas éternels. Derrière eux, c’est le désert. Aucun autre japonais ne semble prêt à frapper à la porte du plus haut échelon du cyclisme mondial.

“Il faut aussi relativiser le public qui se déplace ici à Saitama, ce sont des passionnés mais pas de fins connaisseurs des détails du cyclisme”, souligne Yukiya Arashiro. “J’espère qu’il y aura une relève après nous. Beppu, cela fait déjà 15 ans qu’il est dans le peloton ! Moi je suis passé pro en 2009. Quand on partira, ça en sera fini des cyclistes japonais au plus haut niveau si la tendance se confirme.” Le constat est alarmant mais a le mérite d’être posé par l’ancien coureur d'Europcar. Il y a dix ans, une vague de journalistes japonais avait déferlé sur le Tour de France dans l’ombre de Beppu et d’Arashiro afin de se documenter et d’apprendre à apprivoiser ce sport peu connu. “Après, le vélo a beaucoup changé depuis que je suis passé pro”, complète Arashiro. “Ce n’est pas le même monde. Le matériel a changé. Puis, le centre du cyclisme au Japon est situé assez loin de tout. Donc pour un jeune qui est motivé, il faut qu’il persévère deux fois plus.” Aucune prédisposition particulière n’est mise en place dans l’accompagnement des adolescents pour pouvoir continuer la pratique de vélo à un haut niveau.

Un manque criant de volonté politique

Au Japon, le cyclisme n’est certainement pas un sport traditionnellement populaire. “Il y a aussi un problème structurel”, glisse Arashiro. “Il n’existe pas d’équipe cycliste japonaise continentale ou continentale pro qui vient rouler sur les courses européennes, là où tu apprends le métier. C’est dommage car si cela était mis en place, les jeunes d’ici pourraient facilement se tester en Europe. L’écart entre le Japon et le World Tour serait alors bien moins grand.” Pour un jeune Japonais, franchir le pas et venir s’installer en France ou en Belgique afin de percer dans le cyclisme n’est pas dans les mœurs. Les barrières de la langue et de la culture restent trop importantes. “Personnellement, je suis arrivé à 18 ans en France, c’était dur mais je m’en suis vite accommodé. Quand tu es âgé de plus de 18 ans et que tu dois partir en laissant ta famille derrière toi, c’est peut-être encore plus compliqué. Cela reste à terme une décision personnelle, qui n'est vraiment pas évidente à prendre. J’ai directement adoré la vie en France. Je souhaite d’ailleurs rester ici après ma carrière, si c’est possible.”

Pour le département des sports de la municipalité de Saitama, on se fiche complètement d’envoyer un contingent de cyclistes jouer les premiers rôles en Europe. “Le Critérium de Saitama reste le symbole phare pour créer une communauté de cyclistes au Japon avant toute chose,” confie encore Koromegawa. Et quand on pose la question afin de savoir si tout ce Critérium, organisé à très grands frais (le budget tournerait autour des trois millions d’euros), a pour but ou non d’amener plus de Japonais dans le peloton, la réponse est un peu confuse. “Oui, pour le long terme c’est le but mais dans un premier temps, ce n’est pas ce que nous recherchons. On incite d'abord les gens à utiliser le vélo puis ils pourront en faire un sport, s’ils le souhaitent.”

Un nouveau projet nippon enfin lancé ?

Le nombre de courses cyclistes organisées sur le sol de la troisième puissance économique mondiale reste dérisoire. Se sont tenus en 2018 le Tour de Tochigi (du 23 au 25/03), le Tour du Japon (du 20 au 27/05), le Tour du Kumano (du 31/05 au 3/06), la Oita Urban Classic (14/10) et la Japan Cup Cycle Road Race (27/10). Il reste encore le Tour d'Okinawa (11/11) à disputer. La comparaison avec son grand voisin chinois, qui accueille de plus en plus d’épreuves, fait très mal au Japon. “Personnellement, j’ai roulé trois ans en France avec une équipe continentale japonaise avant de devenir professionnel. C’est une étape quasi indispensable”, témoigne le sympathique Arashiro. "Avec seulement six courses, c'est bien trop peu pour se faire la main et tenter de taper dans l'œil des recruteurs."

Autrement dit, vivre du cyclisme au Japon est un casse-tête insolvable. Et comme rien n’est mis en place pour aider les coureurs, ils se détournent très vite de ce sport. “Le sport le plus populaire ici, c’est le baseball”, avoue Arashiro. “Ensuite vient le football. Tout le monde connaît le cyclisme et le regarde à la télé mais ça s’arrête là. Les cyclistes restent des amateurs.” Le vélo est largement dépassé par le baseball, le football ou encore le tennis, boosté par la star Kei Nishikori.

Arashiro, qui ne veut pas encore penser à la fin de sa carrière, pourrait-il porter un projet de création d’une équipe japonaise continentale ? “Je ne sais pas, on verra”, hésite-t-il. “Shinichi Fukushima le directeur sportif de la formation Nippo-Vini Fantini, m’a dit qu’il était intéressé par la création d’une équipe continentale du Japon avec comme but de rouler en Europe. Il était déjà responsable de l’équipe où j’avais roulé avant 2009. Hélas, mener ce genre de projet réclamerait énormément de moyens financiers. On n'a rien ! Aucune voiture, aucun camion, aucun matériel. Le budget de base serait énorme mais c’est une excellente idée.”

À l'heure où l'internationalisation du vélo est devenue une réalité, il est en tout cas minuit moins une pour ne pas voir sombrer le cyclisme japonais. A la création du Critérium de Saitama en 2013, la fédération japonaise de cyclisme avait déjà fait savoir que l'important budget alloué à cet événement devrait, à l'avenir, être investi autrement pour développer le cyclisme. Soit pour l'organisation de nouvelles épreuves UCI, soit pour aider à la création d'une nouvelle équipe. Voilà le Japon à l'aube d'un choix crucial pour son avenir cycliste.