Colombie, la conquête du graal

2019 restera l’année qui a vu le deuxième pays le plus peuplé d’Amérique du Sud remporter pour la première fois le Tour de France par l’intermédiaire d’Egan Bernal. Le succès du prodige d’Ineos représente l’aboutissement d’une saga débutée il y a près de 70 ans.

Alors que le Tour de Colombie débute ce mardi, nous vous proposons de revivre, étape par étape, l'émergence du cyclisme colombien. Des précurseurs au finisseur Egan Bernal.

Le Gangster Olympique

L’histoire du cyclisme colombien débute véritablement en 1951 avec la création du tour national. Ramon Hoyos, coureur originaire de Marinilla, fait les beaux jours de cette épreuve encore balbutiante en remportant cinq éditions entre 1953 et 1958. La gloire de celui qui est surnommé El Escarabajo de la Montaña (le Scarabée de la Montagne) attire, dès 1955, l'attention de Gabriel García Márquez. Le futur prix Nobel de littérature écrit, pour le journal El Espectador, quatorze articles sur la vie sportive de Ramon Hoyos. La notoriété du Scarabée de la Montagne ne dépasse toutefois pas les frontières de la Colombie, malgré l’obtention du titre de champion panaméricain sur route en 1955.

Durant les premières éditions du Tour de Colombie, Ramon Hoyos est en concurrence avec un certain José Beyaert. Le coureur français, vainqueur dès sa première participation en 1952, tombe rapidement amoureux du pays et décide de s’y installer pour devenir directeur technique de la sélection nationale. Jusque dans les années 1970, le champion olympique sur route 1948 va permettre au cyclisme colombien de grandir et de s’exporter avant d’être lié à différents trafics qui l’obligeront à finir sa vie en France (l’histoire fascinante du coureur lensois est racontée par Matt Rendell dans l’ouvrage "Olympic Gangster: The Legend of José Beyaert", paru en 2011).

José Beyaert ©Wikipédia

José Beyaert ©Wikipédia

En 1973, sous la houlette de José Beyaert, une équipe nationale de Colombie participe pour la première fois au Tour de l’Avenir en classant deux coureurs dans le top 10. La même année, Martín Emilio Rodríguez dit Cochise, participe au Giro et devient, à Forte dei Marmi, le premier Colombien à remporter une victoire d'étape sur un Grand Tour. En 1975, le coureur de Medellin est même le premier représentant de son pays à prendre part au Tour de France. La conquête du maillot jaune est lancée…

Ramon Hoyos ©Wikipédia

Ramon Hoyos ©Wikipédia

Martin Emilio Rodriguez avec Fausto Bertoglio ©Wikipédia

Martin Emilio Rodriguez avec Fausto Bertoglio ©Wikipédia

Martin Emilio Rodriguez, devenu directeur sportif. ©Wikipédia

Martin Emilio Rodriguez, devenu directeur sportif. ©Wikipédia

Luis Herrera, premier colombien vainqueur sur les routes du Tour.

Luis Herrera, premier colombien vainqueur sur les routes du Tour.

Le Jardinier de Fusagasugà

En 1983, les organisateurs du Tour de France invitent une équipe nationale colombienne amateur, dont Martín Emilio Rodríguez est l’un des directeurs sportifs. Ce coup d’essai n’est pas un coup de maître mais l’expérience est renouvelée en 1984 avec beaucoup plus de réussite. A l’occasion de la 17e étape du 71e Tour de France, Luis Herrera devient le premier Colombien à remporter une étape de la Grande Boucle.

Sur les pentes surchauffées de l’Alpe d’Huez, El Jardinero de Fusagasugá (le Jardinier de Fusagasugà, petite ville voisine de Bogota perchée à 1728 mètres d’altitude) devance Laurent Fignon, futur vainqueur de l’épreuve. L’année suivante, le frêle grimpeur de 57 kg remporte deux nouvelles étapes et ramène le maillot à pois à Paris. En 1987, Luis Herrera devient même le premier Colombien à remporter un grand tour, la Vuelta, avant de terminer cinquième de la Grande Boucle, nouveau maillot à pois à la clé. Des performances qui permettent à Lucho, comme le surnomment les Français, d’atteindre le rang de légende. Dans son sillage, son compatriote Fabio Parra devient, en 1988, le premier Colombien à monter sur le podium à Paris.

Fabio Parra est le premier colombien sur le podium du Tour. C'est en 1988 et il n'est devancé que par Pedro Delgado (1er) et Steven Rooks (2e).

Fabio Parra est le premier colombien sur le podium du Tour. C'est en 1988 et il n'est devancé que par Pedro Delgado (1er) et Steven Rooks (2e).

Malgré une exceptionnelle montée en puissance durant les années 1980, les coureurs sud-américains ne semblent pas encore tout à fait prêts à s’imposer sur la plus grande course du monde. La faute à certaines lacunes insurmontables. "Franchement, Herrera, il n’était pas compliqué à gérer. Comme il était très mauvais en contre-la-montre et qu’il s’envolait dès qu’il y avait du vent, il se prenait au moins dix minutes dans la vue dès la première semaine", révèle Bernard Hinault au Parisien en 2015. Qu’importe, la légende des grimpeurs colombiens est en marche.

Le Requin de Bogota

Le cyclisme colombien peine à confirmer son immense potentiel au carrefour des années 1990 et 2000, tout en parvenant, de manière ponctuelle, à retrouver la lumière. Comme en 1995 à l’occasion des mondiaux organisés à Duitama, sur un circuit tracé sur les terres d’Oliviero Rincon, vainqueur d’étape sur les trois grands tours dans les années 1990.

Alvaro Mejia, quatrième du Tour de France 1993, Santiago Botero, champion du monde du contre-la-montre 2002 (mais dont les performances sont sujettes à caution) et Mauricio Soler, meilleur grimpeur du Tour de France 2007, entretiennent également la légende du cyclisme sud-américain. Mais sans jamais parvenir à atteindre la popularité de Luis Herrera.

Malgré ce relatif passage à vide, la Colombie s’approche un peu de son rêve de victoire dans le Tour de France, le 9 juillet 2003. A la faveur d’un contre-la-montre par équipes remporté par sa formation US Postal, Victor Hugo Pena devient le premier Colombien à endosser le maillot jaune. "C’est un rêve qui existe depuis une vingtaine d’années au pays. A cette époque, j’étais devant ma télévision et je regardais Bernard Hinault et Laurent Fignon. Et c’était mon rêve d’endosser un jour, comme eux, le maillot jaune", confie El Tiburon (le Requin), à Saint-Dizier, au terme de la quatrième étape du Tour du centenaire.

Pena en jaune, aux côtés d'Armstrong et Hincapie.

Pena en jaune, aux côtés d'Armstrong et Hincapie.

Victor Hugo Pena va attendre quinze ans avant de voir Fernando Gaviria lui succéder et endosser le maillot jaune.

Victor Hugo Pena, premier coureur colombien à porter le maillot jaune.

Victor Hugo Pena, premier coureur colombien à porter le maillot jaune.

Quintana attaque Froome sur le Tour 2013.

Quintana attaque Froome sur le Tour 2013.

Lopez sur le Giro 2018.

Lopez sur le Giro 2018.

L’Aigle de Combita

Après un relatif passage à vide, la Colombie prend véritablement place à la table des grandes nations cyclistes. Dans le sillage, notamment, de Rigobero Uran, meilleur jeune du Tour d’Italie et vice-champion olympique en 2012. Carlos Betancur s’affirme ensuite en enlevant également le maillot blanc du Giro, en 2013, avant de devenir le premier Colombien vainqueur de Paris-Nice en 2014. Puis, Esteban Chaves réalise une saison 2016 proche de la perfection en terminant deuxième du Tour d’Italie et troisième du Tour d’Espagne avant de devenir le premier sud-américain à enlever le Tour de Lombardie.

Uran médaillé d'argent, Betancur en jaune sur Paris-Nice et Chaves vainqueur sur le Giro.

Uran médaillé d'argent, Betancur en jaune sur Paris-Nice et Chaves vainqueur sur le Giro.

Mais parmi les très nombreux champions colombiens qui percent au début des années 2010, Nairo Quintana est sans doute celui qui s’approche le plus du graal. Premier coureur de son pays à remporter le Tour de l’Avenir, El Aguila de Combita (l’Aigle de Combita, commune située dans le département de Boyaca) explose véritablement lors de sa première participation au Tour de France, en 2013.

Deuxième du classement général, vainqueur de la 20e étape, du classement du meilleur jeune et du classement du meilleur grimpeur, Nairo Quintana est accueilli en héros à son retour au pays par des milliers de supporters et le chef de l’Etat Juan Manuel Santos.

Avec ses victoires dans le Giro 2014 et la Vuelta 2016 et ses deux autres podiums sur le Tour de France, Kingtana entretient l’espoir d’un premier succès colombien sur le Tour de France. Et malgré un net recul depuis 2017, Nairo Quintana songe toujours au maillot jaune. "Suis-je toujours dans cette quête absolue d’une victoire sur le Tour ? On ne renonce jamais à ses rêves. Aujourd’hui plus que jamais, puisque je vais courir pour une équipe française qui doit également avoir ce même rêve", assure le grimpeur d’1m67 à l’Equipe, au moment de rejoindre Arkea-Samsic après huit ans passés au service de Movistar.

Grâce aux résultats de la génération Quintana, l’intérêt des équipes de premier plan pour les grimpeurs colombiens ne se dément pas. Une nouvelle génération, notamment incarnée par Miguel Angel Lopez, meilleur jeune aux Giro 2018 et 2019 et à la Vuelta 2017, fait son apparition. Mais Superman n’a pas encore, à 25 ans, tenté sa chance sur la plus grande course du monde.

La jeune merveille

La légende raconte que le 23 janvier 1997, l'obstétricien José Bulla propose à Flor Gómez, compagne de German Bernal, de baptiser son premier enfant Egan, "mot qui en grec signifie champion", alors qu’en réalité ce prénom provient d’une divinité gaélique du feu (Histoire rapportée par El Espectador). Egan Bernal décide de suivre, très tôt, les traces de son père, ancien coureur amateur, et débute le cyclisme par l’intermédiaire du VTT. Peu connu en Europe, il est tout de même repéré par Gianni Savio grâce à sa "VO2 max supérieure à celle de Froome." En 2017, dès sa deuxième saison en Europe, au sein de la formation Androni Giocattoli – Sidermec, Joven Maravilla (jeune merveille, surnom donné par Mario Sábato, un journaliste argentin) devient le quatrième Colombien à remporter le Tour de l’Avenir.

Dès lors, tout s’enchaîne pour Egan Bernal qui rejoint le Team Sky pour la saison 2018. Pour sa première participation au Tour de France, le jeune grimpeur crève l’écran en aidant Geraint Thomas et Chris Froome à monter sur le podium. Tout en parvenant lui-même à se hisser à la quinzième place du classement général.

En 2019, Egan Bernal poursuit sa montée en puissance en enlevant avec beaucoup d’autorité Paris-Nice. Le grimpeur de Zipaquira (ville située au nord de Bogota et perchée à 2700 mètres d’altitude) se prépare alors à disputer son premier Giro afin de se familiariser, sur trois semaines, avec le rôle de leader. Mais rien ne se passe comme prévu puisque le coureur Ineos se casse la clavicule le 4 mai à l’entraînement. Egan Bernal reporte alors ses ambitions sur le Tour de France où il est propulsé co-leader suite à la lourde chute de Chris Froome sur le Critérium du Dauphiné le 12 juin.

Juste avant la Grande Boucle, le coureur de 22 ans effectue une rentrée convaincante en s’imposant sur le Tour de Suisse. Plus rien n’arrête alors la marche triomphale d’Egan Bernal. La relative méforme de Geraint Thomas, l’incapacité de Thibaut Pinot à terminer le travail et les intempéries alpestres qui tronquent les dernières étapes sont autant de coups du destin qui prouvent que l’heure de la Colombie est enfin venue.

Le 28 juillet, Egan Bernal devient ainsi le premier coureur de son pays à défiler tout de jaune vêtu sur les Champs-Elysées.

Le triomphe d'Egan Bernal est aussi celui de la Colombie.

Le triomphe d'Egan Bernal est aussi celui de la Colombie.

Egan Bernal a porté le maillot blanc avant de faire connaissance avec le jaune.

Egan Bernal a porté le maillot blanc avant de faire connaissance avec le jaune.

L'histoire retiendra qu'Egan Bernal a pris le pouvoir sur le Tour après une étape arrêtée...

L'histoire retiendra qu'Egan Bernal a pris le pouvoir sur le Tour après une étape arrêtée...

L'équipe nationale de Colombie, emmenée par Esteban Chaves, lors de la présentation des équipes du Tour de Colombie 2020, ce lundi, devant un large public.

L'équipe nationale de Colombie, emmenée par Esteban Chaves, lors de la présentation des équipes du Tour de Colombie 2020, ce lundi, devant un large public.

Les Scarabées de la Montagne

Il n’y a rien d’étonnant dans le fait de voir de nombreux coureurs sud-américains débarquer en Europe chaque année. A l’image du Kenya ou de l’Ethiopie en athlétisme, la Colombie dispose de reliefs qui lui permettent d’engendrer de nombreux champions aux taux d’hématocrite naturellement élevés.

Les zones les plus peuplées de Colombie se situent en effet dans les Andes et le pays dispose de douze agglomérations de plus de 100 000 habitants perchées au-delà de 2000 mètres (à titre de comparaison Davos, la ville la plus haute d’Europe, culmine à une altitude de 1560 mètres). Les quelques huit millions d’habitants de la capitale Bogota vivent à une altitude proche de celle du sommet du col du Galibier, où tant de coureurs "normaux" souffrent de la raréfaction de l’oxygène.

Dès lors, l’exemple de Nairo Quintana, qui gravit, à partir de ses huit ans, une ascension de seize kilomètres tous les soirs pour rentrer de l’école, est monnaie courante dans les Andes. Lorsqu’ils passent professionnels, les coureurs sud-américains disposent alors d’un terrain de jeu impressionnant. Le Parama de Letras, col routier le plus haut de Colombie, culmine par exemple à 3677 mètres. Et il propose une ascension infernale de 80 kilomètres à près de 4 % de moyenne depuis Mariquita. De quoi faire passer le Stelvio ou le Tourmalet pour des cols de deuxième catégorie…

Avec de telles ressources, la domination colombienne sur le cyclisme ne fait sans doute que commencer. A moins que certaines nations voisines, comme l’Equateur de Richard Carapaz, le vainqueur du Tour d’Italie 2019, ne viennent lui contester cette suprématie.