L'enfer des autoroutes wallonnes, vraiment ?

Si on force le trait, on peut dire que tout le monde se plaint de l'état des autoroutes en Belgique. En particulier celles de Wallonie. Pourtant, si par le passé on a pu constater certains manquements au niveau politique, voire des erreurs, ou encore des travaux mal gérés, la situation a clairement évolué dans le bon sens ces dix dernières années.

À l'occasion du changement de gouvernement en 2019 en Wallonie, l'opportunité de faire le point sur la gestion des autoroutes s'est présentée. Comment en est-on arrivé là ? Quelles sont les solutions pour améliorer l'état de nos routes ? Quelles sont les sources de financements, les limites et les difficultés auxquelles sont confrontés les responsables du secteur ? Voici ce à quoi nous tentons de répondre.

La situation

Du point mort au turbo

Les autoroutes en Wallonie ? C'est pitoyable ! Dès qu'on passe la frontière, y compris linguistique, on voit tout de suite la différence."

Demandez à à peu près n'importe quel usager son avis sur l'état des autoroutes wallonnes et c'est en substance ce qu'il vous répondra. Qui n'a en effet jamais vu de nids-de-poule dans l'asphalte, de fissures dans le béton voire même assisté à un spectaculaire soulèvement de dalles sur nos autoroutes ? Et cela dure depuis des décennies. Mais est-ce conforme à la réalité actuelle ?

Il y a 40 ou 50 ans, quand on a construit le gros du réseau autoroutier belge, c'était pour durer, avec du béton armé, un matériau qui peut tenir le coup de 25 à 50 ans avec un minimum d'entretien.

Mais le choc pétrolier de 1973 passe par là. La crise économique frappe durement la Belgique. Il faut faire des économies et c'est à cela que l'éphémère ministre social-chrétien flamand des Travaux publics, Jos Chabert, va s'attacher. Nous sommes en 1981, le 11 août précisément, quand est publiée la circulaire intitulée "Économies dans les travaux routiers – Normes et directives".

La circulaire Chabert

La circulaire Chabert détaille la manière dont il faudra désormais construire les autoroutes. Le taux d'acier dans les armatures du béton armé est sensiblement réduit. On rogne sur la qualité des travaux de fondations et sous-fondations. Pour les autoroutes en béton, on prévoit 20 centimètres de béton maigre comme fondation, surmontés de 20 autres centimètres de revêtement en béton armé continu. Et on supprime la couche sandwich de 5 ou 6 cm d'enrobé bitumineux (un mélange de gravier, de sable et de bitume) qu'on mettait auparavant entre les deux couches de béton. De bonne foi, les responsables de l'époque ont cru que la couche sandwich n'était pas indispensable. Leur erreur sera lourde de conséquences et la Wallonie en paiera le prix fort.

Les autoroutes wallonnes ravagées par le punch-out

Dès la fin des années 80, à cause des économies de matériaux imposées, le phénomène de punch-out fait son apparition sur environ 80 % des autoroutes wallonnes et de façon très aiguë dans les provinces de Namur et de Luxembourg. Le punch-out, c'est quand le revêtement de béton armé continu se casse sur les bords. Des fissures se créent, laissant l'eau de pluie pénétrer jusqu'aux fondations en béton maigre, puisqu'elles ne sont plus protégées par la couche sandwich étanche. Résultat : de nouvelles fissures se forment en longueur et le béton finit par se fragmenter. S'il faut une journée de travaux, tout au plus, pour reboucher un gros nid-de-poule dans l'asphalte, les dommages structurels au béton sur une longue distance vont, eux, prendre des mois, voire plus d'un an, et beaucoup d'argent à être corrigés.

La circulaire Chabert n'est toutefois pas seule en cause. Avec un minimum d'entretien régulier du revêtement, on aurait pu éviter le désastre mais il n'y avait plus d'argent à investir dans les travaux d'entretien routier depuis des années, surtout depuis la régionalisation des Travaux publics en 1989. La Wallonie, désargentée, hérite alors d'un réseau en ruine et ne peut que parer au plus pressé, en ne remettant à neuf que la couche d'usure. Des rustines sur des dégradations profondes.

Autre problème que personne ne semblait avoir anticipé : l'augmentation exponentielle du trafic autoroutier. La Wallonie s'est dotée d'un réseau autoroutier 3,5 fois plus dense que la moyenne européenne et il est emprunté par tout le monde. Notamment par des poids lourds, de plus en plus lourds. Ils représentent 35 % du trafic sur l'Autoroute de Wallonie, contre de 10 à 15 % en moyenne sur les autoroutes européennes, et six camions sur dix qui y roulent viennent de l'étranger. En 2016 et en 2017, on calculait que le trafic général avait augmenté d'environ 2,5 % en Wallonie. Ces passages incessants de millions de véhicules chaque année sur les autoroutes wallonnes ne sont pas étrangers à leur dégradation.

Où est-on aujourd'hui ? Depuis 10 ans, les gouvernements wallons successifs, conscients qu'il fallait agir et vite, ont débloqué des budgets, encore insuffisants mais autrement plus importants que ceux des 30 années qui précédaient, pour rénover les autoroutes. A coups de centaines de millions d'euros d'argent public et de prêts à la Banque européenne d'investissement, des dizaines de chantiers sont mis en œuvre chaque année, des plus modestes mais néanmoins indispensables raclages-poses localisés (on arrache le revêtement en asphalte abîmé et on le refait à neuf), aux plus considérables comme la réhabilitation complète de tronçons entiers. Les travaux sont réalisés suivant les meilleures normes européennes, nous dit-on et la Wallonie n'a plus à rougir de l'état de ses 886 km d'autoroutes, comparées à celles de ses voisins.

Il reste cependant beaucoup à faire. Le Plan Mobilité et Infrastructures 2019-2024 de la Wallonie fait état de 5000 besoins de travaux sur les ouvrages d'art (ponts, tunnels, échangeurs), les routes nationales et les autoroutes. La facture pour les réaliser serait salée : 6,65 milliards d'euros. Le Plan 2019-2024 ne propose le financement que de 857 chantiers. Le reste, ce sera pour plus tard. Chaque chose en son temps.

Les solutions

Politique et pragmatisme

Les autoroutes wallonnes ne bénéficient pas d’une bonne image, ce n’est rien de le dire. "Quand on passe de la France à la Wallonie, on passe d’un billard à un champ de mines", peut-on entendre, en exagérant à peine, à de nombreuses reprises. Pourtant les choses ont changé et changent encore. Il faut savoir qu'il y a des spécificités de chaque côté de la frontière. En France, les trois quarts du réseau sont privatisés et les autoroutes sont financées par les péages, ce qui représente un coût indéniable pour les utilisateurs, aussi bien les particuliers en voiture que les professionnels du transport. Les recettes représentent environ 10 milliards d’euros par an pour les entreprises gestionnaires des autoroutes. Ce qui n’est pas rien.

Et en Belgique, quelles solutions ont été trouvées pour financer les autoroutes ? Pourquoi ne pas mettre en place des péages comme en France ?

Cette question est délicate. D’autres moyens de financement ont été trouvés; les utilisateurs sont déjà taxés pour l’utilisation des routes et des portiques de péages, c’est quasiment impossible à installer en Wallonie.

Impossible car le nombre de sorties est très important; les portions de routes entre chaque sortie sont donc plus courtes. De plus, la mise en place de portiques et de tout le système coûterait énormément d’argent, sans être sûr que cela soit efficace. C’est pour cela qu’un projet de vignette est évoqué ou encore que le prélèvement kilométrique a été mis en œuvre en avril 2016.

D’ailleurs, plus de la moitié du budget du Plan Infrastructures wallon est alimenté par le prélèvement kilométrique. En 2019, il a rapporté 250 millions d'euros de recette brute, une recette constante et même en progression de 2 à 3 % chaque année. 80% des rentrées financières viennent des camions étrangers.

Pour ce qui est de la vignette, le projet vise le fonctionnement suivant. D'abord, faire payer les Wallons tout en réduisant la taxe de circulation. Une opération que les autorités veulent indolore pour le portefeuille des particuliers. Ensuite, faire payer – et c’est là tout l’enjeu de la vignette – un droit de passage à tous les camions qui passent par notre plat pays. Et ils sont nombreux.

Les trois Régions doivent s'accorder

Une bonne idée, a priori. Mais si la Cour de justice de l’Union européenne a donné un avis favorable à cette mesure, c’est au niveau national que cela bloque. Car si la Wallonie veut mettre un tel système en place, il faut un accord avec les autres Régions. Et la Flandre, elle, privilégie le prélèvement kilométrique. Sans accord entre les parties, difficile d’établir une vignette. Il faut qu’une solution identique soit trouvée pour l’ensemble du territoire. 

En tout cas, si les sources de financement restent une question ouverte, les budgets alloués à l’entretien des autoroutes sont clairement plus conséquents actuellement que par le passé. La Région wallonne a certainement compris qu’une mobilité perturbée par un mauvais réseau risque de coûter plus cher qu’autre chose. Et si les gros travaux sont impopulaires, un réseau en mauvais état et qui nécessite une multitude de petits travaux ne l’est pas non plus…

Le gouvernement wallon change de cap

Le nouveau gouvernement wallon, PS-MR-Ecolo ne suivra pas totalement les traces de la précédente majorité MR-CDH en matière de mobilité. Sous cette législature, ce sera plein phare sur les alternatives à la voiture : mobilité douce et transports en commun. Mais qu’en sera-t-il alors des autoroutes ?

Dans la Déclaration de politique régionale (DPR) 2019-2024, le gouvernement fait une grande annonce : aucun nouveau tronçon d'autoroute ne sera construit ou envisagé. Par exemple, le projet de liaison entre Cerexhe-Heuseux et Beaufays, dans les cartons depuis plus de 40 ans, est abandonné. Et, au même titre, la remise en service de la liaison A601 au nord de Liège, tellement dégradée qu'elle a dû être fermée pour des raisons de sécurité... fin 2014, ne se fera pas. Pourtant, ce chantier, pour lequel 10 millions d’euros avaient été provisionnés par le précédent gouvernement, avait été jugé prioritaire dans le Plan Mobilité et Infrastructures 2019-2024.

Un Plan ajusté jusqu’en 2025, d’un budget de 2 milliards d’euros, sera adopté par le gouvernement. Comme le souhaitent de nombreux acteurs de terrain et l’ex-ministre des Travaux Publics, Carlo Di Antonio (CDH), les sommes qui auraient pu être dévolues à la construction de nouveaux tronçons autoroutiers devraient être (au moins en partie) basculées vers l’entretien. Le gouvernement wallon s’engage en tout cas à "assurer l’entretien préventif et curatif ainsi que la sécurisation" des ponts, tunnels, routes nationales et autoroutes.

Pollueurs payeurs

Les taxes de circulation et de mise en circulation seront revues, à fiscalité globale inchangée, précise le gouvernement. Elles seront modulées en fonction des émissions de CO2, de la masse, de la puissance du véhicule. En clair, les propriétaires de lourdes voitures polluantes payeront plus que les autres. La DPR l’annonçait : le gouvernement envisageait d’étendre le réseau routier soumis au prélèvement kilométrique pour poids lourds à certaines voiries régionales. C’est chose faite depuis le 1er janvier 2020 puisque 22 kilomètres de routes nationales ont été ajoutés au réseau routier payant. A la même date, les tarifs du prélèvement kilométrique ont été indexés. 

L'argent, le nerf de la guerre

À Obourg, l'un des plus gros chantiers jamais connus

Fin de l’été, en milieu de matinée, un lundi d'août. Des haut-parleurs crachent une bouillie musicale qui inonde le parking complètement vide de monde où nous devons retrouver Nicolas Degallaix, le chef de district autoroutier local employé par le SPW et responsable du chantier d’Obourg (Mons), celui que nous devons visiter. Probablement le plus gros chantier de réfection d’autoroutes depuis leur création. Il fait déjà chaud, mais ce n’est que le début de la journée pour les ouvriers. Nicolas Degallaix nous attend, gilet jaune endossé et casque à la main, prêt à le visser sur la tête. La sécurité avant tout, comme sur tout chantier.

On le suit en voiture sur l’autoroute. On roule à contresens, ça change. Heureusement, la portion de route est bloquée pour effectuer les travaux, mais les voitures circulent toujours dans les deux sens sur les voies encore praticables par les usagers de l’autre côté du terre-plein central. D’ailleurs, un automobiliste s’arrête. On ne sait pas pourquoi, peut-être pour regarder le chantier, passer un coup de téléphone, quitte à rester dans une position dangereuse ou qui pourrait faire prendre du retard au chantier. "On a un terme technique pour qualifier ce genre d’usagers", lance Nicolas Degallaix, nous faisant comprendre qu’il n’est pas très glorieux. 

Nicolas Degallaix, chef du district autoroutier de Mons.

Nicolas Degallaix, chef du district autoroutier de Mons.

Demolition men

Le long de la route, on peut voir des ouvriers sur des engins imposants mais aussi d’autres qui peaufinent le travail à la truelle, puisqu’on arrive en fin de chantier. “Au début, on est venus avec ce qu’on avait de plus gros en magasin pour tout démolir”, raconte l’ingénieur. “Les sous-traitants s’en sont donné à cœur joie. C’est le moment le plus facile du chantier”, dit-il, souriant, avant de nous emmener un peu plus loin sur le chantier.

Plus le temps passe, plus les rayons du soleil se font insistants. Le gilet jaune, pourtant léger, devient presque encombrant. On trouve un peu d’ombre le long des panneaux anti-bruit regroupés au milieu de la route qui attendent d’être posés, un à un, sur les abords. Des énormes panneaux en béton de plusieurs mètres de haut pesant chacun pas moins de sept tonnes. Du solide, du costaud pour traverser les années. "Ce ne sont pas les panneaux en bois, en métal ou même en plastique qu’on a vus par le passé", souligne Nicolas Degallaix. Et, effectivement, c’est du lourd. Quand on passe de l’autre côté des panneaux, d’où l'on peut voir quelques habitations à proximité immédiate de l’autoroute, on est dans un autre monde. Le bruit des voitures s’estompe drastiquement. Efficace.

Mais au fait, tout ça, combien ça coûte ?

Refaire une autoroute a un prix. Le chantier que nous visitons fait 11,5 km et la facture est estimée à 47 millions d’euros (hors TVA). Ce coût dépend de plusieurs éléments. D’abord du type de route initialement créée, ensuite des matériaux utilisés pour le chantier.

Si la route à refaire a été construite à l’origine en hydrocarboné - de l’asphalte, pour faire simple - les gestionnaires de chantiers privilégieront une solution similaire car cela évite de tout refaire en profondeur. Idem pour le béton armé continu.

L’hydrocarboné coûte moins cher, est moins bruyant, est plus facile et plus rapide à poser. Le béton armé, quant à lui, est plus onéreux mais résiste plus longtemps. A titre de comparaison, une autoroute en hydrocarboné peut devoir être rénovée superficiellement tous les 5 ou 6 ans environ pour une autoroute fréquentée normalement, alors que pour le béton armé continu, on peut tenir jusqu’à 40 ans avec un bon entretien. Le béton est plus bruyant, même si les dernières techniques permettent de réduire ces nuisances sonores pour s’approcher de plus en plus du confort acoustique des routes en hydrocarboné.

De plus, si les nids-de-poule n’apparaîtront jamais sur du béton, le danger est que des plaques peuvent se soulever. Rare mais extrêmement accidentogène. Les routes peuvent aussi souffrir du phénomène de punch-out. Ce sont des fissures dans la routes causés par… une mauvaise installation. Comme nous l’écrivons précédemment, la circulaire Chabert de 1981 et les diminutions de budget ont conduit à une réduction de la qualité des matériaux utilisés, la suppression de la couche sandwich, une moins bonne étanchéité des différentes couches… Et donc à des dégradations en profondeur que l’on paie encore aujourd’hui.

D'une pièce, en béton armé

Pour le chantier d’Obourg, il a donc été décidé de tout refaire en profondeur, en béton armé continu. "Le choix du revêtement est toujours un peu discutable. Sur cette portion, on avait l'avantage qu'on pouvait couper complètement la zone à la circulation. On avait l'occasion d'utiliser des grandes longueurs de béton continu. C'est construit en une pièce donc il n'y a pas de défaut particulier, a priori. La durabilité du béton est beaucoup plus importante que celle de l'hydrocarboné et il ne demande pas le même entretien cyclique. En plus, le tronçon est l'un des plus denses en région wallonne. L'occasion était belle de tenter le coup de mettre du béton armé continu, qui va permettre qu'on se garde d'un entretien particulier pendant une vingtaine d'années", précise Nicolas Degallaix.

Le revêtement du chantier d'Obourg est en béton armé continu.

Le revêtement du chantier d'Obourg est en béton armé continu.

Il assure que tout a été fait dans les règles et que c’est presque la "meilleure" autoroute possible, avec les meilleurs matériaux utilisés jusque-là et une technique des plus abouties – même si un souci d’origine inconnu a fait qu’il manque environ un centimètre de béton sur plusieurs mètres. Un incident qui sera analysé mais qui peut ne pas poser de problème, nous dit-on.

Les entreprises en charge des autoroutes et de leur entretien n’ont de toute façon pas intérêt à rogner sur la qualité du travail parce que, s’il y a un problème repéré – et les tests, par prélevés ou carottages, sont nombreux –, elles risquent de devoir tout refaire à leur frais. "Les marges bénéficiaires sont déjà extrêmement rabotées. Avec la concurrence, je ne sais pas comment les entreprises s’en sortent", signale le chef de chantier employé par le service public.

"On est sur des constructions qui datent. La densité de trafic est devenue monstrueuse et le poids des camions s’est accentué. L’autoroute a été construite en béton maigre; on avait régulièrement des problèmes de dégradations qui venaient de la profondeur. Il y avait tellement de zones dégradées qu’il fallait constamment procéder à des réparations", explique Nicolas Degallaix. 

A un moment donc, il fallait mettre le holà. Régler le problème une bonne fois pour toutes et tirer les leçons du passé, c’est-à-dire du sous-financement chronique des travaux autoroutiers. Chose qui a été faite désormais, et les différents acteurs, dont Nicolas Degallaix, s’en réjouissent. Ils sont toutefois aussi d’accord pour dire que le financement est toujours insuffisant. Il faut établir des priorités. C’est un travail de longue haleine.

La mobilité, enjeu crucial

Les ponts, trop longtemps délaissés

Depuis que je fais ce métier, j'ai remarqué que les gens sont de moins en moins tolérants par rapport aux perturbations de mobilité, qu'elles qu'en soient les raisons. Ils n'acceptent plus d'être bloqués dans leurs déplacements. L'administration doit tout faire pour assurer en tout temps une mobilité maximale pendant les chantiers mais les usagers doivent accepter une mobilité planifiée et dégradée afin qu’on puisse assurer l'entretien des routes. J'ai envie de leur dire qu'on fait du mieux qu'on peut avec les moyens qu'on a."

Ces propos tenus par le chef du district autoroutier de Liège illustrent le casse-tête que sont les chantiers autoroutiers en termes de mobilité. Car qui dit travaux sur l’autoroute, qu’ils soient minimes ou de grande ampleur, dit forcément fermeture d’une voire de plusieurs bandes de circulation, déviation du trafic, ralentissements et probables embouteillages.

C’est la circulaire "Maintien de la fluidité du trafic" qui régit les plages horaires pendant lesquels les travaux peuvent avoir lieu. Chantier par chantier, en fonction d’un comptage de véhicules réalisé sur les zones concernées, des jours ouvrables et des week-ends et même du moment de la journée, l’administration wallonne prévoit les heures de travail et le nombre de bandes de circulation qu’il faut maintenir. Hormis cas exceptionnels où les tronçons doivent être totalement interdits d’accès aux véhicules, au moins une bande de circulation doit impérativement être maintenue.

L'option de réaliser des travaux de nuit est souvent prise pour limiter les embarras de circulation dans des zones au trafic très dense mais ils ne sont pas possibles partout et ils génèrent des nuisances pour les riverains.

Il n’y a donc pas de solution miracle et, comme le dit le chef de district liégeois, "même si on essaie de faire le moins de mécontents possible, des mécontents, il y en a toujours"


Trente-six degrés. C'est du moins ce qu'affiche le thermomètre de la voiture, même si nous éprouvons du mal à le croire tant une chape de plomb pèse sur nous. Nous venons de nous garer en contrebas du pont qui surplombe l'autoroute E42/A16. Il est 15h, les ouvriers cherchent le peu d'ombre à disposition et en profitent pour échanger quelques mots avant de rentrer chez eux, épuisés. Les températures de ce mois d'août les obligent à commencer leurs journées à 6h. 

Chemise ouverte au niveau du col, casque de chantier vissé sur la tête, front qui perle, comme tout le monde, Sébastien Maes, qui gère l'impressionnant chantier de destruction et de reconstruction des deux ponts qui enjambent l'axe E42/A16, nous attire dans un petit conteneur de chantier où la chaleur semble encore plus accablante. "Ces journées-là sont vraiment très compliquées pour nous", entame-t-il avant de tenter, en vain, d'ouvrir la petite lucarne poussiéreuse de son bureau temporaire. "Nous n'avions pas le choix. Il fallait faire quelque chose. Nous effectuons des relevés réguliers et le pont bougeait de façon anormale. En réalité, c'est simple, sur ce pont, il y avait des problèmes partout. Certains plus importants que d'autres, certes, mais il fallait faire quelque chose", reprend-t-il, pour planter le décor, en indiquant d'un geste de la main le pont en arrière-plan.

Budget total estimé : 11 millions d'euros. Et la note aurait pu être plus salée. Mais la méthode d'attribution du chantier a laissé la possibilité aux entrepreneurs de proposer leurs propres idées. "Avec ce mode de fonctionnement, ça nous a permis de gagner 120 jours de travail en moins, même si nous avons finalement pris du retard, notamment à cause de la météo", explique l'homme, qui a embrassé la carrière d'ingénieur qualifié il y a plus de 10 ans.

Tenir compte des usagers... pas toujours commodes

A cet endroit, très fréquenté, les deux ponts - tous deux faisant partie de l'E42, l'un vers Mons, l'autre vers Lille, via Tournai - sont en service depuis 1974. "Très rapidement, il y a eu des soucis", glisse Sébastien Maes, qui revient, pragmatique, au vif du sujet. "Le problème pour nous, en réalité, c'est qu'il y a, au-delà de la complexité du chantier, la dimension ‘usagers’, qui doit être au centre de nos préoccupations. Ici, étant donné que nous avions deux ponts, ce n'était pas la situation la plus complexe que nous ayons rencontrée. Nous avons pu détourner le trafic sur le second pont lorsque nous étions en train de détruire et reconstruire le premier et inversement par la suite. Nous en sommes là pour le moment."

Ce qui n'a pas empêché pour autant les fréquentes scènes tendues du quotidien. "On se fait insulter, lancer des canettes dessus. C'est pour ça qu'on met les casques en fait", lâche l'ingénieur, hilare, avant de poursuivre. "Quoi qu'il arrive, on prévient, on s'organise, on fait tout ce que l'on peut, mais on a, et on aura, toujours des plaintes. Et je ne parle pas que de la partie routière. Comme on travaille sur des ponts, les passages en-dessous de ceux-ci sont aussi fermés. Eh bien non : souvent, les grilles sont ouvertes et les gens passent", détaille-t-il, avant d'être interrompu... par un cycliste qui lui demande s'il peut ressortir de l'autre côté du chantier alors que celui-ci est déjà fermé à l'entrée. "Ça arrive tout le temps. La dernière fois, sur les caméras, on a même vu un homme jeter son vélo par dessus la grille et creuser ensuite avec ses mains pour passer en dessous, comme un animal", dit-il, toujours riant aux éclats.

Bourrés d'amiante

Au-delà de la contrainte permanente que représentent l'incivilité et l'activité humaine, les équipes de Sébastien Maes doivent aussi jongler avec d'autres données, au moins aussi dangereuses qu'un automobiliste énervé par le fait d'être bloqué dans des travaux, dont il profitera à terme. A commencer par l'amiante, présente dans les peintures. "On en mettait partout à l'époque, c'est incroyable. Les normes changent, on s'adapte", commente-t-il, en balançant légèrement son visage vers l'arrière, pour désigner les immenses tentes hermétiques blanches sous lesquelles les désamianteurs s'engouffrent en combinaison.

Les tentes de désamiantage du chantier de Pommeroeul.

Les tentes de désamiantage du chantier de Pommeroeul.

Pour le chantier de Pommeroeul, la note plafonne à 1,2 million d'euros rien que pour cette opération. "L'aspect ‘amiante’ - et le budget alloué à l'assainissement - a pesé dans l'attribution du marché", indique le chef de chantier. "Sans parler des soucis géographiques, comme le canal au-dessus duquel nous travaillons. Nous avons dû à plusieurs reprises le fermer, pour éviter que des éboulements et autres débris ne tombent sur des bateaux. Il a aussi fallu qu'on fasse de la bathymétrie (mesures pour topographier le fond des voies hydrauliques, NdlR), qu'on remblaie pour pouvoir construire le pont. On ne se rend pas compte quand on passe dessus ou quand on regarde depuis la fenêtre de sa voiture mais c'est un travail titanesque. Et bien sûr, il faut faire tout ça sans déranger l'usager." 

Plus d'argent mais pas encore assez

Comme partout, l'argent est le nerf de la guerre. Et comme dans beaucoup de métiers, les robinets ont tendance à ne plus couler aussi vite qu'avant. "On nous demande de faire plus avec un peu moins", résume le superviseur du chantier. "Sous Michel Daerden (ministre wallon PS des Travaux publics de 2000 à 2004, NdlR), nous avions plus de financements. Depuis une dizaine d'années, ça stagne, alors que les équipements vieillissent. On ne peut pas dire que les quelques évolutions budgétaires ont changé nos vies. A l'heure actuelle, on doit faire attention à tout, tout justifier, tout le temps, faire de petites économies. La plus grosse différence, c'est surtout au niveau de la Sofico et de la Direction générale, qui sont beaucoup plus regardantes."

Reste qu'à rattraper un retard accumulé par manque de moyens, d'ambitions politiques ou de clairvoyance, ne se fait pas en claquant des doigts. Et il arrive que ces situations prennent une tout autre tournure, comme à Gênes, le 14 août 2018, où le viaduc du Polcevera, vieillissant et contenant des nombreuses anomalies, s'est effondré, emportant dans ses décombres la vie de 43 personnes. L'événement, qui a marqué l'opinion publique, a poussé les administrations, en Belgique comme ailleurs, à vérifier l'état des ces structures qui fendent le vide. Et chez nous, le bilan n'est pas tout rose. Dans la foulée du drame italien, des experts ont été missionnés et leur rapport n'a rien de rassurant. En 2018, parmi les 4736 ponts recensés en Wallonie, 40 étaient placés en "Catégorie A", comprendre celle des "ouvrages avec défauts très importants, dangereux, à réparer en priorité absolue" et 150 venaient grossir les rangs de la "Catégorie B", des "ouvrages avec défauts importants et évolutifs, à réparer à court terme". Plus de 500 étaient placés dans le groupe des ouvrages d'art "avec défauts, à réparer à moyen terme". Sans parler des 164 autres, pour lesquels le rapport demandait une "surveillance rapprochée".

"Les ponts ont été pendant très longtemps les parents pauvres de la construction. Nombre d'entre eux comportaient des problèmes. Nous essayons de régler cela au fur et à mesure. Une situation comme à Gênes est difficilement envisageable; nous n'en sommes pas là. Mais il a pu arriver par le passé que nous devions fermer des structures à cause des risques qu'elles représentaient", conclut Sébastien Maes, en jetant un dernier coup d’œil, sous une chaleur toujours brûlante, à ce chantier de 160 mètres de long, où des problèmes structurels existaient depuis près de 40 ans. 

La nuit, tout est permis ?

Les chantiers de tous les dangers en région liégeoise

Chaque année en moyenne, quatre personnes perdent la vie et 145 autres sont blessées dans des accidents qui surviennent aux abords d'un chantier autoroutier en Wallonie. Chaque semaine, deux camions absorbeurs de choc - placés dans le périmètre des chantiers pour arrêter sans trop de dégâts les véhicules qui les percuteraient - sont endommagés suite à une collision.

Les données les plus récentes de Vias, l'institut belge pour la sécurité routière, sont éloquentes : les accidents à proximité des chantiers d'autoroute ont augmenté de 14 % depuis 2014. Dans la majorité des cas, une vitesse excessive, la distraction des conducteurs et, dans une moindre mesure, l'étroitesse des bandes de circulation sont à l'origine de ces accidents. Un sur deux implique un camion, ce qui aggrave les conséquences.

Des règles plus strictes que chez les voisins

La sécurité autour d'un chantier autoroutier, ça ne s'improvise pourtant pas. Depuis 1999, la Région wallonne impose des règles strictes pour le balisage. Elles sont même parfois plus sévères que dans les pays voisins.

Ces normes a priori rigoureuses de signalisation, des acteurs de terrain les jugent encore insuffisantes. "La mise en place obligatoire de séparateurs en béton entre le chantier et la circulation permettrait que les distances de sécurité soient plus importantes. Mais cela nécessiterait d'empiéter un peu plus sur les voies de circulation, ce qui est en contradiction avec l’idée de garantir la fluidité du trafic. Cette décision devient donc un dilemme", nous confie un professionnel du secteur, sous le couvert de l’anonymat.

Il arrive aussi que, de par l'importance des travaux et la configuration de la route, la limite extérieure du chantier se trouve à seulement 50 centimètres de la voie laissée libre à la circulation. C'est un prescrit légal mais - et nous l'avons expérimenté - même si les véhicules respectent la limitation de vitesse à 70 voire à 50 km/h, le déplacement d'air qu'ils provoquent à leur passage et leur proximité immédiate du personnel de chantier ont quelque chose d'alarmant. "Cinquante centimètres, ce n'est pas possible. Dans des zones où le trafic est très dense, c'est vraiment dangereux", s'insurge Guillaume Van Opalphen, chef de chantier pour l'entreprise Willemen Infra, qui réalise des travaux d'asphaltage. "Le SPW nous impose légalement une signalisation mais on l'estime souvent trop dangereuse. On arrive à avoir des discussions avec des fonctionnaires du SPW pour placer des séparateurs en béton entre le chantier et le trafic, qui ne sont pas toujours prévus au cahier des charges. Ils sont en droit de nous les refuser alors, c'est à nous de les poser à nos frais. C'est qu'on fait, pour assurer la sécurité du chantier", explique un employé d’une entreprise sous-traitante de la Sofico.

Lidar et radars préventifs

Afin d'assurer la sécurité de tous aux abords des chantiers, des limitations de vitesse sont évidemment imposées mais elles sont parfois difficiles à faire appliquer. "Rien n’oblige les usagers à les respecter, si ce n’est leur civisme. Alors, de plus en plus, sur des chantiers sensibles, on installe des radars préventifs avec reconnaissance de plaque qui affichent 'Attention, vous dépassez la limite. Ralentir'. Et ça fonctionne. Mais pas avec tout le monde. On place aussi parfois des Lidar, en concertation avec la police, dès les premiers jours des travaux, et on demande de temps en temps à la police d’être présente avec un radar mobile", mentionne Housseine Kadioglu, chef du district autoroutier de Liège.

Housseine Kadioglu, chef du district autoroutier de Liège.

Housseine Kadioglu, chef du district autoroutier de Liège.

La Sofico ne prend pas cette problématique du non-respect des limitations de vitesse à la légère. En août, elle a lancé une grande campagne d'affichage sur ce thème, déclinée également en radio et sur le net. On y apprend que sept automobilistes sur dix ne daignent pas freiner à l'approche d'un chantier.


Housseine Kadioglu, chef du district autoroutier de Liège, a la poignée de main franche. Le sourire aussi. L'homme, visiblement passionné par son métier, a sous sa gestion deux fois 155 km d’autoroutes (aller-retour), auxquels s'ajoutent 60 km d’accès et sorties. "C'est beaucoup : il faut une journée pour en faire le tour", dit-il. Son district est "plus compliqué que d'autres : le trafic est dense et il y a beaucoup de parcs d'activités économiques". Le gros du réseau dont il s'occupe a été construit de la fin des années 60 jusqu'aux années 80.

Les budgets travaux alloués au district de Liège sont variables, environ 10 millions d'euros annuels pour l'entretien, sans compter les budgets d'investissement pour les rénovations en profondeur. Plusieurs chantiers sont en cours en région liégeoise en cette fin août, dont la très conséquente mise à quatre voies de la E40/A3 à Alleur-Loncin. Et, dans le district de Liège, on travaille de la tombée au lever du jour. "Toutes les nuits, on fait des travaux de nettoyage des détritus, d'entretien, d'éclairage. Ça n'arrête pas."

Il est 22h30. Cette journée du 21 août a été sèche, ensoleillée et chaude, mais pas trop. La nuit, d'un noir d'encre, est douce. Un temps idéal pour réaliser des travaux routiers. Housseine Kadioglu nous emmène faire la tournée des chantiers de nuit de son district. Les travaux nocturnes s'organisent parfois pour boucler un chantier dans les temps mais, surtout, par nécessité, quand on doit opérer sur des tronçons d'autoroutes particulièrement fréquentés, afin de compromettre le moins possible la mobilité.

Les sales histoires de la nuit

Les travaux de nuit ne sont ni plus rapides ni plus lents que ceux effectués en journée mais ils peuvent être beaucoup plus dangereux pour les ouvriers. Pas un de ceux que nous avons rencontrés n'aime travailler après la tombée du jour et ils ont tous leur lot de sales histoires à raconter. "Quand on est obligés de travailler de nuit, on espère davantage de respect de la part des usagers mais on ne le rencontre pas tout le temps, malheureusement. La nuit, ils ont plus tendance à s’endormir au volant, à rouler vite et, le week-end, il y a plus d’accidents à cause de la consommation d’alcool", signale Housseine Kadioglu. On nous parlera aussi des insultes fréquemment proférées par des automobilistes passant le long des chantiers, de jets de canettes volontaires sur les ouvriers, de conducteurs qui s’arrêtent pour prendre une photo des engins de chantier, d'automobilistes riverains des travaux qui, lassés des perturbations, déplacent eux-mêmes les balises de signalisation pour traverser le chantier. Et puis, il y a les accidents, parfois graves.

A Grâce-Hollogne, sur l’A604 qui relie Seraing à Bierset, rien de tout cela n'est à signaler. On remplace le portique de signalisation au-dessus de l’autoroute. Le nouveau portique, monté comme un Meccano géant, est en place. Cette nuit, on y accroche les panneaux lumineux de signalisation. Les ouvriers et techniciens spécialisés à l’œuvre travaillent en sécurité puisque le tronçon a été totalement fermé à la circulation. "Ici, je ne peux pas fermer l'autoroute en journée. Impossible. Sinon, je crée des bouchons et cela risque de provoquer des accidents en queue de file. Une fermeture complète, c'est exceptionnel mais on y est contraint : on ne peut pas faire courir de risques aux usagers en les laissant passer sous le portique pendant qu’on y travaille. On espère finir en une nuit mais on en a prévu deux car les travaux sont délicats et il y a un risque de ne pas pouvoir terminer dans les temps", explique le chef de district. Cette portion d’autoroute vient d’être entièrement rénovée. La pose des panneaux électroniques sur le portique est la cerise sur le gâteau. "Comme ça, on aura une autoroute complètement en ordre", souligne Housseine Kadioglu.

Plus de 100.000 véhicules par jour

Un tronçon autoroutier où les travaux de nuit s'imposent, c'est bien celui de Vottem-Hauts-Sarts, sur la E313, où nous conduit notre guide. Les Hauts-Sarts, c'est le plus grand zoning économique de Wallonie. Autant dire que le flot des voitures et des camions à ses abords y est incessant. "C’est la zone la plus chargée de Wallonie avec plus de 100.000 véhicules par jour. On doit attendre 22h pour fermer l’autoroute", précise le chef de district. Il est 23h passé et, effectivement, le trafic est encore soutenu. Pendant cinq nuits consécutives, l'autoroute est rétrécie à une bande au lieu de trois pour effectuer des réparations provisoires et localisées du tarmac, "le temps de faire un chantier plus définitif dans les années à venir. L'état de la route nécessiterait des travaux plus en profondeur mais on ne peut pas tout faire à la fois".

Une bande de circulation sépare le chantier du trafic. "Ici, c'est bien. On est en sécurité, on le sent. Mais c'est rare. Il y a des chantiers où les voitures passent à 50 centimètres de nous. Elles nous frôlent, au point que certains collègues se mettent sur le marchepied de la machine pour ne pas avoir à poser les pieds sur la route. On a toujours un œil devant, un œil derrière et, combiner ça avec le travail, ce n'est pas facile. Depuis 25 ans que je fais ce métier, je vois tout de même que les conditions de sécurité se sont améliorées. Avant, le balisage du chantier était fait un peu n'importe comment et c'était beaucoup plus dangereux", déclare Sébastien, un ouvrier. Un nuage de poussière s’élève à cause des travaux. "Ça, c’est l’idéal pour nous car cela diminue la vitesse des véhicules", constate Housseine Kadioglu. "Et quand il y a un petit bouchon qui se forme le long d'un chantier, c’est parfait pour la sécurité des hommes mais la nuit, il n’y a pas de bouchons; ça roule", ajoute-t-il.

"Si c'est comme ça, on ne travaille pas"

Le décès d'un ouvrier à la mi-août, fauché sur un chantier de la E42 par une automobiliste qui voulait éviter le camion absorbeur de choc, est dans toutes les mémoires des travailleurs de la route. Il fait remonter peur et souvenirs. "Avant que j'arrive dans l'entreprise, un ouvrier qui rangeait des outils dans la camionnette a été coupé en deux par une voiture. L'automobiliste s'était endormi au volant et il est entré dans le chantier. Les collègues qui ont vu ça... C'est abominable", raconte Sébastien. "Une fois, on posait l'asphalte et on a entendu derrière nous 'pam pam pam pam'. On s'est retournés et on a vu toutes les balises qui sautaient. C'était un homme saoul qui s'était endormi au volant. Il s'est arrêté à deux mètres de la machine. On était fâchés alors, on l'a un peu engueulé et secoué. Et on a appelé la police. Il avait roulé dans notre travail et abîmé l'asphalte. Il avait bousillé tout le balisage pour les ouvriers suivants", poursuit-il. Parfois, les camions frôlent tellement le périmètre qu'ils roulent sur les pieds des balises. "Elles fusent devant nous. On en a vu traverser l'autoroute. De plus en plus, on dit : 'Si c'est comme ça, on ne travaille pas'."

A quelques kilomètres de là, le chantier d'Alleur-Loncin est le plus gros budget du moment de Housseine Kadioglu : 17 millions d'euros pour réhabiliter complètement le tronçon. "On refait toute la fondation de la voirie, avec l'ajout d'une bande de circulation, la remise aux normes de sécurité des éléments de glissières et le remplacement de la signalisation", énumère le chef de district.

Sous la lumière orange des réverbères au sodium, de nombreux ouvriers s'affairent autour d'impressionnants engins de chantier. Sur le coup de 1h, un camion, feux clignotants allumés, s'approche, suivi de près par plusieurs voitures. "Eh bien voilà !", lance un ouvrier. "A chaque fois c'est pareil... Quand on bosse de nuit et qu'un camion vient livrer sur chantier, les voitures qui le suivent quittent la route et entrent dans le périmètre des travaux en pensant que c'est la déviation. Des moutons…"

Intrusion dans le chantier, les esprits s'échauffent

Un camionneur s'est engouffré à la suite du camion de livraison et une file de véhicules se forme à présent à l'entrée du chantier. L'automobiliste qui suit le premier camion râle. "C'est assez bien indiqué, il faut juste suivre la route. Ce n'est pas compliqué, alors vous restez poli", lui rétorque un ouvrier. Puis il pousse les plots de signalisation pour baliser de nouveau correctement le chantier et remettre les véhicules sur le bon chemin. Mais un routier pris dans la file s'énerve. Il sort de son camion, et, tout en insultant les ouvriers, se saisit des lourds plots qu'il tente sans succès de balancer dans leur direction. Housseine Kadioglu arrive en courant, conseille à l’irascible routier de se calmer et de remonter dans son camion. Le ton monte encore un temps puis les choses rentrent dans l'ordre. "Il était chaud l'autre, dans son camion !", s'exclame un ouvrier. Son collègue, qui a perdu un temps précieux à cause de l'incident, repart s'acquitter de sa tâche en maugréant : "C'est tout le temps comme ça".

La communication de la Sofico : un subtil équilibre à trouver 

Héloïse Winandy est l'attachée de presse et la chargée de communication principale de la Sofico depuis 2015. Elle gère l'indispensable et délicat travail d'information sur les chantiers vers le grand public. 

Indispensable car "un usager ou un riverain n'est jamais heureux d'avoir un chantier sur son trajet quotidien, malgré toutes les mesures de maintien de la mobilité que l'on peut prendre (et c'est un défi pour nous). Je pars toujours du principe qu'un usager qui est prévenu et à qui on explique les choses acceptera et comprendra mieux la présence d'un chantier".

Délicat car "on doit être transparents, pédagogiques et didactiques, traduire le langage des ingénieurs, le simplifier, prendre des lieux connus des gens, aller au message essentiel, avoir des supports visuels (cartes, photos, vidéos) pour montrer clairement quelles zones de circulation sont impactées. Ce qui est important aussi, c'est d'avoir le bon timing, suffisamment avant le début d'un chantier pour prévenir les usagers mais pas trop tard non plus pour ne pas avoir à revenir sur notre parole au cas où il y aurait un souci". Un subtil équilibre à trouver, donc. 

Outre les traditionnels communiqués et conférences de presse, la Sofico a développé depuis quelques années ses moyens de communication : nouveau site internet avec une cartographie des chantiers, présence active sur les réseaux sociaux, campagnes de sensibilisation, informations envoyées aux autorités locales, aux fédérations de transporteurs, aux acteurs de mobilité comme Waze et aux partenaires économiques quand les chantiers se situent aux abords d'un zoning. "Les gens nous contactent de plus en plus sur Facebook pour avoir des informations. Si la mauvaise humeur des usagers y est assez courante, les insultes sont plus rares. On reçoit aussi directement des mails d'usagers et c'est riche pour nous car on apprend parfois des choses sur le réseau", déclare Héloïse Winandy. 

En lien avec le développement du projet d'autoroutes intelligentes sur lequel elle travaille, la Sofico planche sur des moyens ultramodernes de communication aux usagers. "A terme, nos informations de terrain seront envoyées au centre Perex (qui surveille et gère le trafic, NdlR) qui les renverra directement sur les panneaux de signalisation électroniques des autoroutes mais aussi sur le smartphone des usagers ou le tableau de bord des véhicules."

Jacques Dehalu, patron de la Sofico: "Nous avons réhabilité 235 km d'autoroutes, une performance"

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Carlo Di Antonio: "Tout le monde s'était rendu compte qu'on était dans un sous-investissement chronique"

Quand nous avons rencontré Carlo Di Antonio, ministre wallon CDH des Travaux publics de 2011 à 2014 puis de 2017 à 2019, il ne lui restait plus qu'une semaine avant d'être remplacé par l’Écolo Philippe Henry. Dans son bureau de bourgmestre à Dour, il tire le bilan de son action pour les autoroutes. Carlo Di Antonio laisse un héritage dont il semble fier et il craint que la nouvelle majorité wallonne ne le détruise.

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Conclusion

La gestion des autoroutes a clairement évolué dans le bon sens en Wallonie ces dernières années. Mise en place d'une politique régionale plutôt ambitieuse, budgets alloués conséquents ainsi que l'adoption d’un prélèvement kilométrique pour les poids lourds, les leçons des erreurs du passé semblent avoir été tirées.

Cependant, malgré un effort de communication, les responsables du secteur se plaignent de la mauvaise image qu’ils véhiculent. Chantiers interminables, défauts de construction ou autres critiques en tout genre, on s’en donne à cœur joie pour leur jeter la pierre. Certes, c'est impossible de faire plaisir à tout le monde.

Les prochains défis seront de mettre d’accord l’ensemble des partis politiques à propos des autoroutes - car tous n’ont pas les mêmes objectifs et cela pourrait se ressentir dans les budgets potentiellement alloués -, ainsi que de trouver une entente entre les différentes Régions du pays pour harmoniser le tout. Que ce soit pour les travaux que dans les choix de sources de financement. Qui taxer ? Comment faire ? Comment prévoir le futur du transport dans un monde en proie aux changements climatiques ? Il reste du pain sur la planche.