Chaque année, à la mi-novembre, le Kuipke de Gand fait salle comble pour les derniers Six Jours disputés dans notre pays. Un rendez-vous empli d'un parfum de folklore et de tradition lors duquel le Français Morgan Kneisky, champion du monde de l'Américaine, nous a servi de guide. Plongée dans un univers où les odeurs d'embrocation se mêlent aux effluves de hamburgers.
Au milieu des 35 tonnes stationnés en bordure de l'E17 Gand-Courtai, Leif Lampater fait quelque peu figure d'extraterrestre. Habillé aux couleurs de l'équipe nationale allemande, le pistier de Stuttgart effectue un léger décrassage sur l'aire d'autoroute de Nazareth en enchaînant les tours du parking de son hôtel.
Au lendemain de la première soirée des Six Jours de Gand qui se sont clôturés le 19 novembre sur la victoire du duo De Ketele-De Pauw, Morgan Kneisky s'installe, lui, à la table du petit-déjeuner un peu avant... midi.
«Nous avons couru hier soir jusqu'à une heure du matin, détaille le Français, champion du monde en titre de l'Américaine. Avec l'adrénaline qui nous habite encore au moment de nous mettre au lit, difficile de trouver le sommeil avant trois heures... Durant ces épreuves de Six Jours, on vit dans une forme de décalage horaire pendant une semaine.»
Envoûté par le rendez-vous gantois en 2008, lorsqu'il avait pris part à l'épreuve réservée aux moins de 23 ans, le coureur de Besançon a bouclé cette année ses huitièmes Zesdaagse chez les élites.
«Sans aucunement chercher à flatter vos lecteurs belges, Gand est sans aucun doute le rendez-vous qui me tient le plus à cœur dans la saison des Six Jours. Quand on est pistier, on ne peut que tomber sous le charme. Le Kuipke est sold out chaque soir ou presque (NdlR : 7.000 personnes par jour), le public est composé de connaisseurs hyperenthousiastes qui ne demandent qu'à s'enflammer et l'endroit est empli d'une longue histoire et d'une authentique tradition puisqu'il s'agit de la plus ancienne épreuve du genre (création en 1922) toujours sur pied aujourd'hui.»
Accaparé par l'essorage des maillots de ses protégés dans une machine qu'il assure plus vieille que lui, Michel Lhoest (70 ans) compose, sans sourciller, avec les impératifs de l'endroit.
«Il y a quelques années encore, nous nous chargions des repas des athlètes avant et après la course dans des vestiaires seulement délimités par de grands linges de lit», s'amuse le sympathique soigneur namurois engagé dans sa dix-huitième saison de Six Jours.
«Les choses ont évolué doucement ces dernières années et l'organisation propose désormais un service catering aux athlètes. Les douches communes sont parfois froides mais tout cela fait, comme on dit dans le milieu, partie de Gand...»
Accoudé sur les rambardes qui ceinturent l'anneau gantois, Morgan Kneisky s'amuse à la vue de la déclivité du virage.
«Vu des tribunes, cela fout vraiment les jetons... Je me retrouve très rarement de ce côté de la piste et je peux comprendre que les gens trouvent ça vertigineux.»
Hautes de sept mètres et présentant une pente de 52% (!), les deux courbes constituent l'une des principales spécificités du Kuipke. «Longue de 166 mètres, cette piste est bien plus courte que celle qu'abritent les vélodromes plus modernes», détaille Michel Vaarten, ancien spécialiste de la piste champion du monde de keirin en 1986 et aujourd'hui considéré comme l'un des meilleurs pilotes de derny.
«Ses virages sont raides mais toutefois bien dessinés car le coureur ne se fait pas éjecter par la force centrifuge en sortie de courbe. Une certaine expérience est toutefois nécessaire avant de pouvoir dompter cet anneau...»
Un constat que confirme Benjamin Thomas, le coéquipier de Kneisky lui aussi champion du monde de l'américaine.
«J'ai découvert cette piste en 2015 et je vous assure que j'ai pris cher lors de la première soirée», sourit le Français. «Comme on dit dans le jargon, je me suis littéralement fait taper dessus (rires). Aujourd'hui, je sais comment exploiter au mieux le renvoi des virages pour gagner de la vitesse.»
Si les pistards incarnent les seigneurs de l'anneau, la middenplein ferait alors figure de terre du milieu.
Plantée au centre du Kuipke, à quelques mètres des tribunes et de leurs chaises de bois, ce vaste parterre accueille près de 2.000 spectateurs chaque soir dans une touffeur propice à une intense hydratation.
«La soufflerie qui chauffe toute l'enceinte donne directement sur nos cabines plantées en bord de piste mais surtout sur ce terre-plein central», rigole Morgan Kneisky.
«La température est un facteur important de la performance mais si les organisateurs tournent aussi volontiers le bouton du thermostat, je pense que c'est aussi pour assurer le débit des nombreux bars (rires).»
Les quadras bourgeoises en tailleur et talons côtoient ici les hipsters à la casquette vintage et au maillot de laine Molteni autour d'une pintje.
«Les Six Jours de Gand constituent une véritable fête populaire dans le sens le plus premier du terme», explique Michel Vaarten, ancien sixdayman aujourd'hui reconverti en pilote de derny. «J'habite à une quinzaine de kilomètres d'ici et une bonne partie de mon village assiste à au moins une soirée des Zesdaagse. A Gand, il y a les célèbres Gentse Feesten en juillet (NdlR : une fête urbaine de dix jours) et les Six Jours en novembre. Il s'agit d'un authentique lieu de rencontre où les gens se retrouvent.»
Dans une forme de folklore propre au Nord du pays, c'est toute la salle qui se met à balancer les bras quand Gunther Neefs, chanteur flamand au profil de gendre idéal, meuble l'entracte de vingt minutes programmée en milieu de soirée en réinterprétant le New York, New York de Frank Sinatra enlacé en tribune à une sexagénaire tremblotante au moment de dégainer le smartphone pour un selfie.
Et lorsque l'équipe numéro douze sponsorisée par une marque de fricadelles remonte en piste pour la reprise, le crooner malinois cède alors la place à un sirtaki version techno qui a le pouvoir de déclencher un mouvement de foule dans la fosse du Kuipke.
Les pompes à bière tournent ici à plein régime pour écouler une centaine de fûts chaque soir.
«Ces places debout sont les moins onéreuses (NdlR : 21 euros la soirée en prévente) du Kuipke, mais elles offrent cependant une excellente vue sur le spectacle offert par les coureurs», juge Christophe Sercu, le directeur de l'épreuve.
«Le fait que cette vaste plaine centrale soit située un peu plus d'un mètre sous le niveau de la piste permet à chacun de voir l'ensemble de l'anneau. Une conception unique. Si l'ambiance y est festive et très enthousiaste, le sport reste la raison première pour laquelle les gens se déplacent. Il suffit, pour en être définitivement convaincu, d'observer à quel point le public réagit aux principaux faits de course.»
Le jeudi, soirée lors de laquelle les étudiants de la cité universitaire investissent massivement la middenplein, les choses peuvent toutefois être un peu différentes.
«Les coureurs savent qu'il faut être un peu plus vigilant ce soir-là», sourit Morgan Kneisky, le champion du monde français de l'Américaine.
«Je me souviens avoir vu un supporter monter nu sur la piste, un chat s'être invité dans un virage ou un fan tenter d'enfourcher un vélo (rires)... Chaque année, il se passe quelque chose le jeudi !»
Cette fois, c'est dans la cabine de Kenny De Ketele qu'un fan s'était installé.
Scintillant sous les projecteurs du Kuipke, les machines des coureurs attirent l'oeil de nombreux amateurs de matériel.
Profilés et épurés, ces vélos se dessinent autour d'une priorité absolue: la vitesse.
«Une des autres particularités de la géométrie d'un vélo de poste tient dans le boîtier de pédalier qui est plus haut que sur un vélo de route, continue Morgan Kneisky. Cela peut paraître un peu technique mais la raison en est toute simple. Si on veut que nos pédales ne touchent pas la piste dans les virages très raides, c'est absolument nécessaires. Autrefois les pistards utilisaient des manivelles plus courtes.»
«Comme cela se voit assez clairement, la forme des tubes du cadre est très aérodynamique pour une meilleure pénétration dans l'air et donc une plus haute vitesse. Le carbone est également spécialement travaillé de façon à rendre le vélo extrêmement rigide. Cela a pour but que toute la force placée par le cycliste dans son pédalage soit transmise de manière optimale. Dans le jargon,on dit qu'il faut éviter que le vélo se torde... C'est, du coup, moins confortable mais notre priorité est ici le rendement.»
«Les roues sont profilées pour des raisons aérodynamiques. Elles se distinguent aussi par des rayons qui sont ligaturés. Cela signifie simplement qu'ils sont soudés deux à deux à leur croisement de façon à rendre la chose plus rigide. Comme pour le cadre, le but est ici d'accroître le rendement.»
Si la tournée des Six Jours accaparaient autrefois les spécialistes de la piste durant tout l'hiver, elle ne se compose plus que de six rendez-vous désormais : Londres, Gand, Berlin, Copenhague, Brême et Rotterdam.
«Autrefois le calendrier comportait jusqu'à dix-sept rendez-vous..., souffle Christophe Sercu, le directeur de course de l'épreuve gantoise. Je ne suis pas inquiet pour notre événement qui se porte bien mais plutôt pour l'avenir des pistiers. En Belgique, nous avons la chance d'avoir pu intégrer les plus grands espoirs dans l'équipe Topsport Vlaanderen. Cela leur permet de bénéficier d'un programme sur route idéal pour leur préparation foncière tout en pouvant continuer de faire de la piste leur priorité. Mais à l'étranger une telle structure n'existe malheureusement pas... Cela veut dire qu'il est devenu pratiquement impossible, pour les spécialistes de l'exercice, de vivre de la seule piste.»
Un constat que nous confirme Morgan Kneisky. «Je bénéficie d'un contrat avec l'équipe de l'armée de terre qui évolue, sur route, à l'échelon continental. J'ai beau être champion du monde de l'Américaine en titre et compter trois autres sacres mondiaux à mon palmarès, je ne pourrais pas nouer les deux bouts avec les seuls revenus que je ramène de la piste. La balance de mes rentrées financières annuelles se répartit équitablement entre mes revenus route et piste. Dans cette seconde spécialité, les grands rendez-vous que sont les manches de Coupe du Monde ou les championnats ne rapportent quasiment rien si ce n'est une jolie ligne sur le palmarès.»
Une précarité qui pousse certains coureurs à délaisser les anneaux de bois pour les chaussées de bitume. «Si Jasper De Buyst a choisi d'orienter sa carrière vers la route après avoir été médaillé de bronze de l'Américaine en 2015 et remporté les Six Jours de Gand à deux reprises, ce n'est sans doute un hasard», conclut Christophe Sercu...
Une tendance qui, espérons-le, n'aura pas raison de ce morceau d'histoire...