L'armée est-elle plus impliquée sur le plan extérieur qu'avant ?
"Oui et non. Disons qu'il y a plus de théâtre d'opérations qu'avant, surtout à l'Est et au Sud. Par contre, les détachements sont plus petits. Avant, on envoyait 500 ou 800 hommes. Maintenant, le plus gros détachement, c'est 170 personnes au Mali."
C'est suffisant pour vous ?
"Si on fait la balance entre les missions extérieures et la mission intérieure (dont tous les détails ont été livrées dans notre enquête), non, on ne mène pas assez d'opérations à l'étranger. Cela dit, en ce moment, nous ne pouvons pas en faire plus. Avec les forces déployées en Belgique, on est au maximum de nos capacités opérationnelles, c'est-à-dire plus ou moins 2.000 personnes. Comme je l'ai déjà dit, si tout ce qui est 'homeland' continue, les missions à l'étranger vont en souffrir. Et en raison de la combinaison entre cette mission sur le territoire national et le manque d’entraînement qu’elle induit, nous sommes en train de perdre certaines capacités."
D'où viendra la prochaine menace ?
"C'est difficile à dire... L'Europe se trouve face à deux grandes menaces. Sur le flanc est, elle émane d'un État. Personnellement, je pense qu'on assiste ici à un jeu de puissance plutôt qu'à un véritable conflit et que M. Poutine utilise la politique extérieure pour cacher ses problèmes intérieurs. Son but est de réinstaurer la Russie comme un bloc incontournable, au même titre que les États-Unis et la Chine. De l'autre côté, nos engagements militaires dans la bande subsaharienne (notamment au Mali et en République Centreafricaine) et au Moyen-Orient (avec la coalition contre Daech) vise à nous défendre contre une forme de menace très différente puisqu’il ne s’agit pas d’un État. Elle est incarnée par le terrorisme mais aussi le trafic d'armes, de drogues et d’êtres humains. Ces trois activités ont une influence directe sur l'équilibre en Europe."
Qu'est-ce qui vous inquiète le plus aujourd'hui ?
"Le terrorisme, sans aucun doute. Nous allons détruire Daech. Militairement, ils ne savent plus survivre. Mais ce n'est pas pour ça qu'on a détruit leur idéologie. Aujourd'hui, ils parlent d'un califat virtuel. Cette idée est terrifiante !".
Pourquoi ?
"Parce que le terrorisme est un problème sociétal et que plusieurs acteurs doivent s’impliquer pour le résoudre. La contribution militaire, c’est de détruire les flux terroristes ainsi que leurs bases et d’activer tous les canaux des renseignements. Mais les soldats ne peuvent pas régler le problème tout seul : le reste de la société doit suivre derrière. Je pense qu'il faut absolument investir dans les renseignements et mobiliser plus de forces sur Internet. On ne va pas arrêter les terroristes en construisant des barrières et en fermant nos frontières. Que ce soit par la gauche ou par la droite, ils vont continuer de venir. Internet, de toute façon, ne connaît pas les murs. Il faut aussi renforcer la coopération entre les pays. Pendant très longtemps, chacun a fonctionné avec ses propres données, sans rien s'échanger ou alors de manière très épisodique. Pareil pour les mondes civils et militaires... On voit bien qu'on ne peut plus continuer comme ça."
Un appel qui fait écho à notre interview d'Eddy Testelmans, le chef du service des renseignements militaires (ou SGRS), rencontré un an après les attentats du 13 novembre, à Paris.
Un conflit armé avec la Russie, c'est possible ?
"Est-ce que la Russie va continuer à jouer les provocateurs ? Oui. Mais une vraie guerre avec des chars, des troupes au sol, je ne pense pas. La particularité de ce conflit, c'est que sa configuration est classique mais les techniques utilisées ont changé. Et c'est ça qui rend les choses difficiles. Ici, il y a de nouvelles dimensions : manipulation des médias, influence du politique, propagande, agitation des minorités, interférence par des pseudo-civils,recours aux hackers, etc. Mais comme ce ne sont pas des éléments qui 'envahissent', il est devenu très compliqué de savoir à partir de quel moment on est en guerre. C'est d'ailleurs pour ça que les pays baltes sont inquiets et que l'Otan a déployé une force d'action rapide sur le flanc est. Nous participons à cet effort, notamment avec le transport de véhicules lourds, comme les chars. Le but est, d'une part, de rassurer les pays baltes et d'autre part, de montrer à la Russie que tous les pays de l'Otan sont concernés. Le problème des pays baltes, c'est qu'ils sont très petits et donc moins en mesure de contrer seuls le géant russe. Notre contribution est donc également dissuasive parce que si les Russes devaient attaquer, ils s’attaqueraient à des troupes de l’Alliance. La Belgique déploie aussi plusieurs F-16 pour protéger l'espace aérien des pays baltes (ceux-ci ne disposent pas d'avions de combat et sont donc incapables d'assurer cette tâche, NdlR) et surveiller les mouvements des avions entre la Russie et l'enclave de Kaliningrad (une ville russe coincée entre deux pays membres de l'Otan, la Pologne et la Lituanie, NdlR). Un autre programme de l'Otan existe encore dans le 'package' pour contrer la menace russe. Il s'agit d'aider certains pays à construire leurs propres forces de sécurité. Dans ce cadre, des initiatives sont par exemple encours pour la formation en Géorgie et en Ukraine."
La participation de nos F-16 à la coalition internationale contre Daech touche à sa fin. Comment les vaincre si on s'arrête là ?
"Il n'y a pas que les F-16. On a aussi nos forces spéciales qui coachent les unités irakiennes, planifient les opérations et procurent les capacités de renseignements (par exemple, les données qu'on récolte grâce aux drones et aux satellites) dont les Irakiens ne disposent pas. Il y a aussi une équipe chirurgicale proche du front pour aider et traiter les blessés de la coalition. C'est une très petite équipe mais ils font un boulot extraordinaire dans des conditions très difficiles. Dans l’ensemble, le travail de la coalition est remarquable et chaque pays membre apporte sa pierre à l’édifice."
Envoyer des troupes, c'est la meilleure approche pour régler un conflit ?
"Non. Aucun conflit n'a jamais été réglé par des militaires. L'aspect armé n'est qu'une de ses nombreuses facettes. Il y a tout un volet politique, économique et diplomatique qui ne dépend pas de nous. Notre objectif, c'est de créer les conditions nécessaires sécuritaires pour la reconstruction d'un pays afin qu'il puisse se gouverner lui-même. Et pour ça, il faut obligatoirement travailler avec d'autres acteurs. Regardez l'Afghanistan. C'est un pays très compliqué et le processus de reconstruction prend énormément de temps. On y est depuis des années et pourtant, ces derniers temps, on observe une dégradation de la situation sécuritaire. Je pense d'ailleurs que bientôt, la présence internationale va y être renforcée. Retirer les troupes n'est pas une option : si on s'en va, le pays s'effondre. Bref, tout ça pour dire qu'il n'y a pas de solution militaire avec un grand S. Le seul moment où ça a fonctionné, c'était au Moyen-Âge ! (rires)."
La Belgique est-elle capable de se défendre en cas d'agression ?
"Toute seule, non. Mais aujourd'hui, avec toutes les coalitions et les alliances qui existent, on se défend plus seul aujourd'hui."
"JE SUIS UN ENFANT DE L'ARMÉE"
Proclamé Chod l’été dernier, Marc Compernol connaît son armée sur le bout des doigts. Ses spécificités ("nos pilotes de F-16, nos forces spéciales et nos démineurs"), ses failles, son passé, son avenir, ses maux, ses manques et ses envies.
Ce général brugeois a soixante ans. Un âge dont il ne porte aucun signe, si ce n’est son mouchoir mauve en tissu. Il s’est enrôlé à l’âge de quinze ans.
"Je ne serai pas honnête si je disais avoir quitté la maison parce que je voulais devenir soldat. Ma motivation, c’était de faire études. L’armée me donnait l’impression d’être un milieu où l’on peut évoluer toute sa vie. Et puis c’était un monde de challenges, notamment physiques. Ma volonté d’être un militaire n’est arrivée que plus tard, quand j’ai été chef de peloton."
Cette période, qu’il définit comme l’une des plus exaltantes de sa vie, a façonné l’homme et le chef qu’il est devenu. "Le contact avec la troupe, la vie de camaraderie… C’est ce qui m’a conditionné pendant toute ma carrière. La façon dont je commande aujourd'hui, je l’ai appris en étant chef de peloton. C’est pour ça que j’aime les journées comme celle-ci (en voyage sur un exercice de tirs en Estonie, NdlR). Rencontrer des gars, avoir froid, sortir du bureau, être sur le terrain…Quand on occupe la fonction que j’occupe, c’est facile de perdre le contact avec tout ça. Il faut te battre pour le garder. Sinon, tes décisions sont gouvernées par des statistiques et des tableaux Excel."
Beaucoup de ses subalternes saluent d’ailleurs le soutien qu’il apporte à ses troupes depuis le début de son mandat. En effet, la Défense se heurte actuellement à plusieurs obstacles qui suscitent l'indignation des kakis. La réforme des pensions, la fermeture des casernes, la mission de surveillance dans les grandes villes, la privatisation de certains secteurs, le manque de succès du recrutement auprès des jeunes, l'éternel sous-investissement.
"Je ne connais pas un militaire qui n’ait jamais vu le Chod. Avec tout ce qu’il a fait, tous les postes qu’il a occupé (auparavant, Marc Compernol a, entre autres, commandé la Composante Terre et la division Opérations et Entraînements, NdlR), il connaît les gars. On sait qu’il sait de quoi il parle. Et puis, il est accessible, sympa et ne nous laisse pas tomber. C'est très apprécié", glisse un photographe de la Défense.
Souriant et blagueur, le Chod raconte sa carrière comme une histoire. "La première fois que j’ai vu les drapeaux noirs de l’État islamique", expire-t-il, les yeux grands ouverts comme des soucoupes, perdus dans le vide irakien. "C’était terrible. Tout ce qu’il s’est passé depuis… ".
Il secoue la tête dans un frisson, comme pour chasser un mauvais souvenir. "Je me souviens d’un jour, quand j’étais aux Ops (pour opérations, NdlR), on avait reçu des nouveaux équipements. On avait eu une journée pour les essayer à Bourg-Léopold. J’ai passé la journée à plat-ventre, dans la boue, à tirer et tester tout ce que je pouvais. Quand je suis rentré à la maison j’avais froid, j’étais crevé, je puais. Quand elle m’a vue, ma femme m’a dit ‘tu as vraiment le sourire jusqu’aux oreilles’ !".
Malgré toute la dévotion qu'il consacre à la fonction militaire, Marc Compernol avoue toutefois en être parfois prisonnier. "Je n'étais qu'un gosse quand je me suis engagé. Être militaire, c'est que je suis, c'est ce que je fais, c'est que je pense. C'est tout ce que je connais. J'ai grandi dans cet univers et je ne sais pas voir les choses par un autre prisme. Je suis véritablement un enfant de l'armée ! Pour la plupart des gens, la Défense, c'est un monde très fermé, très obscur. Pour moi, c'est home sweet home." Une vérité qu'il aurait voulu, s'il avait pu, conjuguer à l'anglaise. "Si j'avais dû faire mon service ailleurs, ça aurait été en Grande-Bretagne ! J'ai toujours adoré ce pays", s’enthousiasme ce supporter du FC Bruges, détenteur du titre de champion de Belgique en 2016.