Été 2014. Abu Bakr al-Baghdadi proclame le califat de l’État islamique, à cheval entre la Syrie et l’Irak. Quelques semaines plus tard, la coalition est mise sur pied et les premiers chasseurs bombardiers s’envolent vers le Moyen-Orient.
Le 26 septembre, le gouvernement belge donne son feu vert pour envoyer six F-16 Fighting Falcon. Dans la même journée, Londres emboîte le pas à Bruxelles.
Désormais, soixante pays, dont des pays arabes et ceux de l’Otan, partagent le même objectif : aider les forces armées irakiennes et les combattants kurdes à venir à bout de la folie djihadiste.
Coalition internationale : qui fait quoi ?
Tous les membres de l’alliance arabo-occidentale ne déploient pas les mêmes moyens. Certains membres privilégient une approche diplomatique. C’est le cas de l’Islande, la Roumanie et la Lituanie. L’Espagne, la Suisse ou encore la Nouvelle-Zélande fournissent une aide humanitaire via l’ONU.
D’autres pays, comme l’Italie ou l’Allemagne, participent aux opérations militaires en apportant leurs moyens logistiques.
Enfin, un dernier groupe bombarde les positions, usines d’armement et points de ravitaillement de l’Etat islamique. Douze pays en font partie : les États-Unis, l’Arabie saoudite, la France, la Belgique, le Danemark, les Émirats arabes unis, le Maroc, l’Australie, le Canada, la Jordanie, le Bahreïn et la Turquie.
Dans une opération séparée, depuis 2015, la Russie, alliée de l’Iran et du régime du président syrien Bachar-al-Assad, s’est également jointe au ballet aérien.
Quel est le rôle de la Belgique ?
L’opération Desert Falcon, c'est six F-16 et 109 militaires répartis dans quatre pays. Elle vise à soutenir les forces irakiennes, protéger des populations civiles, assurer la sécurité de l’espace aérien, collecter des informations tactiques concernant les éléments ennemis et neutraliser les objectifs au sol.
Selon l'ONG Airwars, la coalition a lancé plus de 21.000 frappes depuis le début de la campagne, en 2014. Nos F-16 assurent environ 5 % des bombardements. Combien de missiles belges ont été largués ? Secret Défense. Les bombardements belges ont-ils fait des victimes civiles ? Une enquête de la coalition internationale, décrite dans notre analyse sur cette bavure meurtrière qui, en mars 2017, a coûté la vie à 140 civils, doit encore le déterminer.
45 % DU TEMPS, LES BELGES LARGUENT DES BOMBES
Depuis juillet 2016, les Belges ont effectué 326 missions. 45 % d’entre elles étaient "cinétiques", dit-on dans le jargon. Cela signifie que pour quasi la moitié, des bombes ont été larguées. La plupart de ces raids se déroulent dans le ciel irakien.
Selon le commandant basé en Jordanie, grâce aux nouvelles technologies, il existe deux façons de détruire un objectif ennemi. Le pilote peut soit faire exploser la bombe au moment de l’impact, soit la faire rentrer quelques mètres dans le sol avant la détonation.
Si le pilote choisit la seconde option, le rayon de l’explosion est moindre et beaucoup plus vertical. Par contre, la précision de la frappe est un peu plus faible et peut atterrir à cinq mètres de son objectif. “Chaque avancée technologique a des avantages et des inconvénients”, déclare-il, montrant des images des deux types de frappes.
Depuis le début de Desert Falcon, les autorités belges et l’état-major ont toujours maintenu n’avoir fait aucune victime collatérale.
Desert Falcon regroupe trois types de missions.
Primo, celles de reconnaissance. Les pilotes survolent des zones prédéfinies, prennent des photos et collectent des informations tactiques concernant les positions de l’ennemi : une rue, une zone, un bâtiment. Ces images sont ensuite scrupuleusement analysées par des spécialistes belges, basés en Allemagne. Eux déterminent si ces éléments constituent de futurs objectifs à détruire ou non.
Secundo, les attaques aériennes délibérées ou Air Interdiction. Les cerveaux d’Inherent Resolve, basés au Koweit, décident que tel ou tel objectif doit être rayé de la carte. Ils attribuent alors cette mission à un des alliés. Dans le cas où les Belges sont désignés, le Red Card Holder belge (RCH), basé au centre de commandement aérien au Qatar, examine la mission et l’accepte ou la rejette. Le RCH est l'une des personnes qui détient le plus de responsabilités. C'est lui qui détermine (en se basant sur de l'imagerie, information des troupes au sol, etc.) si une cible constitue bel et bien un objectif militaire ; vérifie que toutes les mesures ont été prises pour éviter de faire des victimes civiles ; donne l’autorisation aux pilotes de faire feu. Il est assisté par un conseiller juridique et un spécialiste des renseignements. En cas de doute, tant le pilote que le RCH peuvent faire marche arrière et annuler la mission. Ils sont tous les deux constamment en contact dans le cockpit et voient exactement la même chose grâce au sniper pod, une caméra infrarouge ultra-puissante qui permet au pilote d’identifier des cibles. Pour un pilote, l’Air Interdiction est la mission la plus facile.
Tertio, les frappes aériennes non-planifiées. C’est ce que les militaires appellent le Close Air Support. “C’est quand les forces au sol ne veulent pas attendre deux jours avant de détruire une cible, sinon elle bouge”, explique le chef du détachement belge en Jordanie. Quand les troupes (c’est-à-dire les peshmergas kurdes et les forces irakiennes) ont besoin d’aide venant du ciel, la mission passe illico presto la chaîne de commandement, à travers le RCH et ses acolytes. Si le RCH donne son feu vert, le pilote lâche sa bombe. Tous les missiles sont munis de laser ou de GPS ou des deux. Une fois que l’objectif est fixé, la bombe ne peut dévier de sa trajectoire.
Épinglée par l’ONG britannique Airwars il y a un mois, la Défense communique très peu sur ce qu’on appelle dans le jargon les "dommages collatéraux", c’est-à-dire les victimes civiles. Cette organisation a classé les douze alliés menant des frappes en Irak et en Syrie en fonction de la transparence de leur communication. Résultat : la Belgique est avant-dernière, juste devant le Bahreïn.
Début mars, lors d’une conférence de presse, l’état-major a toutefois affirmé être aussi "transparent que possible" et assuré que les parlementaires de la Commission du suivi des opérations à l’étranger sont tenus au courant. Interrogé sur le sujet, le ministre de la Défense, Steven Vandeput (N-VA), a appuyé les certitudes de l’état-major. Benoît Hellings, député fédéral écolo membre de cette Commission, dément. Dans sa main droite, il tient une farde beige. Elle ne fait que quelques centimètres d’épaisseur. "C’est tout ce que j’ai reçu comme informations depuis le début de la législature."
D’après lui, en deux ans et demi, l’opération Desert Falcon n’a été détaillée qu’une seule fois devant la Commission – qui se réunit tous les mois à huis clos –. C’était en octobre 2016, quand la Russie accusait la Belgique d’avoir tué des civils dans le sud de la Syrie.
"C’était la première fois que nous avons eu un briefing complet et total : une carte avec les frappes, le nombre de bombes, l’endroit où elles ont été larguées, le type de cibles visés – forcément, ils devaient démonter qu’ils n’avaient pas bombardé là où la Russie les accusait d’avoir frappé - . Jusque là et depuis là, nous n’avons plus eu l’occasion d’exercer notre fonction de contrôle parlementaire", embraie-t-il.
Pourtant, ce qui se dit en Commission reste en Commission. En effet, les députés et leurs collaborateurs se sont engagés à ne pas répéter le contenu des briefings. Tous ont signé un engagement de confidentialité. S’ils le brisent, des sanctions s’en suivent : un blâme public à la Chambre, une retenue de salaire de trois mois et l’impossibilité, à vie, de pouvoir participer à un autre comité secret.
En outre, les parlementaires le savent, leur silence est capital pour garantir la sécurité de nos troupes. "Il serait malvenu que Daech ou la Russie ou le régime de Bachar Al-Assad apprennent l’endroit où nos militaires se mettent en danger", reconnaît l’écologiste.
Reste que pour le député, qui siège dans l’opposition, ce déficit démocratique cache un problème bien plus grave, mis en lumière par l’épisode russe. Le manque de transparence de la Belgique donne un avantage à Daech : celui d’utiliser notre silence contre nous. "L’absence de communication sert directement son arme la plus puissante : sa propagande", s'inquiète-t-il.
Quand il parle de la campagne aérienne, l’écologiste se montre très sceptique. "Les malades qui ont conçu ce projet terroriste ont très bien compris que, là-bas comme ici, il ne faut pas grand-chose pour pouvoir capter l’attention médiatique et celle des nouvelles recrues." Pour l'écologiste, les membres de la coalition ont fait une erreur stratégique. "Ils n’ont pas mesuré l’effet contre-productif des frappes. Oui, l’emprise au sol de Daech s’est réduite. Mais les frappes ont permis à l’État islamique de se positionner en tant que victime et de diffuser ce message de victimisation dans un rayon bien plus large que celui de la seule Irak."
"Les gars, on y va ! Ils arrivent dans dix minutes". En plein désert jordanien, les soldats se placent sur le tarmac pour accueillir deux F-16. Le général Vansina, chef de la Force aérienne, bombe le torse. Ses pilotes viennent de franchir le cap des 7.000 heures de vol depuis le début de l’opération Desert Falcon, en 2014.
Les avions sont plus légers qu’au décollage, cinq heures plus tôt. "Ils ont largué des bombes. Regardez : celui-là n'en a plus. Et l'autre... Il n'en reste qu'une", remarque le commandant du détachement, les yeux plongés dans ses jumelles. Ce matin, aucune frappe ne figurait au menu de la mission. "Ça veut dire que les troupes au sol ont eu besoin d'un appui aérien."
À peine extirpé de son cockpit, le premier pilote explique les conditions de vol au-dessus de Mossoul, ville irakienne où la bataille fait rage. C’est au-dessus de ce dernier bastion de l’État islamique que se concentrent la grande majorité des frappes aériennes. "La mission est une réussite mais la météo a rendu les choses difficiles. Comme il y avait des nuages, je ne distinguais pas la situation au sol. Après avoir largué les missiles, j’ai attendu 5-10 minutes avant qu’on me confirme à la radio que j’avais atteint mes objectifs", souffle-t-il, écrasé par le poids de son équipement.
"Je ne me pose pas de questions avant de bombarder"
Sous une autre Falcon House, sorte de cloche en tôle sous lesquelles se reposent les avions, un autre pilote discute avec son technicien. Ici, personne ne remet en cause la chaîne décisionnelle, qui part du centre de commandement au Qatar avant d’arriver dans le cockpit d’un F-16. "Il y a tellement de verrous, tellement de garde-fous… Si jamais on frappe une cible, c’est fait correctement. Donc, non, je ne pose pas de questions avant de larguer une bombe. Évidemment, si je repère quelque chose qui n’était pas là cinq minutes ou dix secondes avant, j’arrête tout", assure le pilote, son casque reposé sur la hanche.
Chaque F-16 transporte deux bombes, qui pèsent chacune entre 250 kilos et une tonne. Toutes équipées de GPS, de laser ou des deux, elles seraient d’une précision redoutable. "À Mossoul, dans le pire des cas, les bombes tombent à cinq mètres de leur cible", avance le commandant du détachement, surnommé DetCo.