Chaque jour, à midi tapante, cette annonce retentit dans les hauts-parleurs. 157 personnes s’alternent en permanence pour faire tourner cette machine de guerre, lourde de plus de 3.000 tonnes. Ici, les journées sont divisées en ‘quart’ : les marins sont de garde 6 heures (que ce soit à la vigie, à la barre, à la surveillance des machines, au commandement, etc.) puis se reposent 6 heures. « Quand on est 6 on/6 off, on vit comme des chauve-souris », sourit un sous-officier, prêt à prendre son tour de garde. Il est presque trois heures du matin.
Les soldats passent, en moyenne, huit mois par an en mer
De tous les soldats de l’armée, les marins sont ceux qui partent le plus souvent. Et le plus longtemps. Fin 2017, ils auront passé 30 semaines sur 52 sur l’eau. « C’est une vie, pas un boulot », définit Els, une des 17 femmes à bord.
« C’est plus difficile pour nos familles que pour nous », ajoute Simon, papa d’une petite fille de cinq mois. « Internet a un peu compliqué les choses. Avant, les soucis ne pouvaient pas nous suivre en mer. Quand on partait en mission, on attendait le courrier avec impatience mais ça s’arrêtait là. C’est génial d’avoir régulièrement des nouvelles de mon épouse et de ma fille mais je m’inquiète beaucoup plus s’il y a un problème à la maison. » Dans le couloir central, les trois « téléphones sociaux » sont
très convoités. « Respectez les délais : 10-15 minutes par personne », lit-on à côté de ceux-ci.
Entre 20h et 7h, l’accès aux ponts est interdit. Question de sécurité. Dans le jargon, cette période est appelée Yankee-Papa. Papa signifie que personne ne peut sortir. Yankee est l’un des stades d’étanchéité les plus sévères. De l'extérieur, le navire est invisible. À l'intérieur, il est tapissé d'une discrète couleur infrarouge. « C’est pour éviter de réveiller ceux qui se reposent mais aussi pour ne pas nous faire repérer depuis l’extérieur », explique Anaïs, jeune officier en charge de la logistique.
En journée par contre, le Louise-Marie grouille de partout. Dès 7h30, les hommes de jour s'activent sur le pont. Antoine huile une échelle, rongée par le sel. À tribord, Thierry passe de l'eau sur la carlingue pour la nettoyer et faire déjà baisser sa température. Si elle dépasse la barre des 30°, il y a un risque d'explosion des coffres à munition. Quelques mètres plus loin, Jon, à flots depuis 27 ans, nettoie les armes. « En mer, la rouille peut les détraquer très vite, selon l’humidité, la météo, etc. Si je ne les nettoie pas tous les matins, elles peuvent s’enrailler. »
Deux étages en-dessous, Nick, le boulanger, commence à pétrir le pain. Il en moule et démoule 30 par jour, soit 1.200 pendant toute l’opération. Coiffé d’un casque anti-bruit, Siebe passe devant la boulangerie pour descendre dans la salle des machines. « C’est l’endroit le plus chaud du navire parce que la température à l’intérieur varie en fonction de celle de l’eau. Le pire, c’était dans les eaux en Afrique. Il devait bien faire 50° là-dedans ! », s’exclame un de ses compatriotes.
En bas du couloir, la musique retentit dans les cuisines, où les 6 repas quotidiens – déjeuner, 10h, dîner, 16h, souper, minuit - sont concoctés. Chaque soir, vers 18h, Bjorn et ses collègues cuistots montent sur le pont G pour jouer de la guitare. « Je l’ai achetée il y a trois mois et j’essaye d’apprendre.»
Depuis son départ de Sicile, le navire tangue à peine. La mer est si calme qu'elle ressemble à de l'huile. La nuit, elle est le miroir du ciel. L’horizon étant vide de toute pollution lumineuse, la Voie Lactée se détache nettement du bleu de la nuit. Un spectacle époustouflant, impossible à observer sur terre. « Le ciel… C’est une des meilleures choses quand on est marin », sourit le commandant de la frégate.
Le bleu azur de l'eau s'étend à perte de vue. La Méditerranée a l'air immense. « Si belle et si dangereuse », murmure un matelot. « La mer, c'est ma maison et mon travail. Pour d'autres, c'est la peur, l'angoisse. C'est la mort. »
LOMA F 931 : une ville flottante
Une des qualités requises pour être un bon marin est d’être flexible et polyvalent. Est non multa sed multum. « La devise de la Marine assure que ce n'est pas la quantité mais la qualité qui compte », explique Thierry, chef des ponts. À bord, cette phrase s’illustre par le cumul des fonctions (mais sans cumul des rémunérations).
Ainsi, à bord de cette ville flottante, quasi tout le monde porte deux ou trois casquettes différentes. Chacun a son boulot principal (boulanger, cuisiniers, plongeurs-démineurs, ambulanciers, pilotes d'hélicoptère, ponts, officiers de navigation, etc.) et un ou deux à-côtés. Par ailleurs, chacun porte toujours sur lui sa carte de rôle qui définit sa fonction pour chaque scénario catastrophe : incendie, calamité, homme à la mer, sauvetage de migrants, abordage, blessé à bord, etc. Un exemple parmi d'autres : Nick, boulanger le jour, tireur la nuit.
Les rôles sont définis en fonction des qualifications de chacun. « Il y a beaucoup de boulot et pas assez de monde pour tout faire. C’est un peu à double tranchant. D’un côté, c’est ce qui fait la richesse du métier et de l’autre, on ne fait pas toujours nos tâches favorites », explique Jean-Luc, numéro deux du navire. Les marins sont régulièrement entraînés au cas où l'un de ces scénarii devient réalité. Ainsi, les journées sont ponctuées - entre autres - d'exercices incendies, avec les équipes normales mais aussi avec celles de la réserve, afin de voir si tout le monde est capable d'agir correctement.
Si une personne équivalait à une fonction, l’équipage serait trois fois plus important. Impensable pour certains. « 160 gars à bord, ce n’est pas rien. C'est difficile de trouver un coin pour nous. Le bateau fait 124 mètres de long. En comptant les machines, les frigos, etc., ça nous laisse à peu près un mètre carré par personne ! », s’exclame Stéphane, lui aussi cumulard.
Anecdotes
- L’endroit exigu où dorment les matelots s’appelle Matongé, comme le quartier africain bruxellois. On y trouve 30 lits, 3 douches et 4 toilettes.
- En théorie, un couple ne peut être ensemble sur le même bâtiment. En pratique, le manque d’effectifs permet à certains de déroger à cette règle. Interdiction toutefois de dormir ensemble.
- Le marin qui détient le record de navigation s’appelle Baudouin. Il a déjà passé 34 ans en mer.
- La Marine belge est encore une des seules à utiliser des cartes en papier en plus des cartes électroniques.
Lancée en juin 2015, l'opération européenne Sophia tient son nom d'une petite fille somalienne, née à bord d’une frégate allemande. Sa maman, secourue avec 453 autres migrants, a été débarquée dans un port italien quelques heures après l'accouchement. Les eurocrates l'ont baptisée EUNAVFORMED.
Son objectif est avant tout de lutter contre les contrebandiers d’armes en Méditerranée en maintenant l'embargo imposé à la Libye par les Nations Unies. En deux ans, seuls 109 de ces mafieux ont été arrêtés. Dans le même laps de temps, Sophia a sauvé 36.605 personnes de la noyade. La lutte contre le trafic d'êtres humains, qui transite lui aussi par la Mer du Milieu, est sa deuxième prérogative.
À bord du Louise-Marie, c'est surtout la tentaculaire question migratoire qui fait débat. Certains boudent la confusion du public entre l’opération Sophia, la mission des ONG (le sauvetage) et celle de Frontex (la sécurisation des frontières externes de l'Europe) tandis que d’autres se demandent si déposer les migrants sur le Vieux Continent est vraiment une bonne idée. “C’est une chose de voir les images à la télé… Mais quand ça se passe sur ton navire, c’en est une autre. Une telle expérience ne laisse pas indifférent, même si je n’ai personnellement aucun rôle à jouer en cas de sauvetage”, explique Guillaume, globe trotteur liégeois. “L’année passée, beaucoup de gars ont été secoués, surtout après le départ des migrants. C’était bizarre. On les a déposés sur le quai et puis on est parti. On ne saura jamais ce qu’ils sont devenus”, regrette Nick, le regard plongé dans la houle.
Tout l'équipage, ou presque, a déjà participé à l’opération Sophia en 2016. Et même si le sauvetage des migrants n’est pas leur objectif premier, les marins belges sont sur le qui-vive. À bord, tout est prévu au cas où : eau, riz, couverture, gilets de sauvetage, désinfectant, vêtements. Dans l’éventualité où ces naufragés ne parviendraient pas à indiquer leur pays d’origine : une carte et les drapeaux de plusieurs pays.
L'accueil de réfugiés se prépare aussi avec Geert, le Padre. Entré à la Défense après son ordination, il est aujourd’hui l’un des 14 aumôniers catholiques du diocèse des forces armées et le seul prêtre de la Marine belge.
« Beaucoup de gars viennent se confier à moi. Je suis là pour écouter et discuter avec eux, que ce soit sur des questions morales, religieuses, d’éthique ou sur le vivre-ensemble. Une mission comme celle-ci bouleverse les esprits et prend aux tripes. Certains repassent le film du sauvetage pendant des heures et des heures dans leur tête. D’autres sont en colère contre les passeurs qui envoient ces gens à la mort contre de l’argent. »
Comme toutes les procédures sur une frégate - les Pays-Bas gèrent les frégates, la Belgique les chasseurs de mines - , l’appel en cas de sauvetage de migrants est prononcé en néerlandais. “Drenkenlingenrol”. Littéralement, “secours de naufragés”. Lors d’un drenkenlingenrol, seuls 25 membres de l’équipage participent à la prise de photos, la fouille, le triage médical et la distribution des vivres. “Soit leur embarcation crève et coule parce qu’elle est trop surchargée, soit elle tombe en panne et part à la dérive parce que les passeurs ne mettent pas assez de fuel. En gros, ils n’ont aucune chance”, enrage Stefaan, plongeur-démineur.
109 trafiquants d'armes arrêtés en deux ans. C’est le maigre résultat de l’opération Sophia, qui vient tout juste de souffler sa deuxième bougie. Seriez-vous plus efficaces si la Libye vous autorisait à entrer dans ses eaux territoriales ?
« Les trafiquants s’adaptent. Avant, ils venaient jusqu’en haute mer. Depuis qu’on y patrouille, ils se sont rabattus sur les eaux libyennes. Si on nous donnait l’autorisation d’y aller, ils resteraient à terre. On pourrait casser leur rythme pendant les premières semaines mais ça ne mettrait pas fin au trafic. Pour l’instant, le gouvernement et la justice en Libye sont instables. Or, sans cela, on ne peut pas avancer. Ne pas pouvoir y naviguer reste frustrant, notamment quand on fait une poursuite et que les trafiquants parviennent à s’échapper dans les eaux territoriales. C’est comme quand il y avait des frontières : si la police belge pourchassait quelqu’un, elle devait s’arrêter à la frontière française ou hollandaise. Aujourd’hui, il y a des accords entre les pays voisins. Mais je doute que l’Union européenne soit prête à passer des accords avec la Libye pour intervenir sur son sol. Ou que les Libyens vont nous demander de le faire. »
Il y a énormément de navires en Méditerranée : militaires, civils et humanitaires. C’est nécessaire d’avoir autant d’acteurs ?
« Oui. Chacun poursuit un but recherché. Le nôtre, c’est de couper les réseaux de trafiquants. Celui des ONG, c’est de sauver des vies. Pour nous, c’est une obligation mais pas notre objectif. Donc, on préfère laisser faire les ONG. Si la Marine a désigné mon navire, c’est parce qu’il est spécialisé dans le renseignement. Tout ce que je fais autour, ce n’est pas du temps perdu mais c’est du temps que je ne peux pas consacrer à mon objectif premier. Sans les ONG, j’aurais du mal à faire mon travail. »
Les passeurs ne montent plus à bord des embarcations et choisissent un des passagers pour diriger la traversée. Comment pouvez-vous stopper le trafic si les principaux intéressés ne sont pas là ?
« Concrètement, tous ceux qui sont sauvés sont considérés comme des migrants. On ne fait de procès à personne, on sait bien que celui qui dirigeait la traversée n’est qu’un sous-fifre qui accepte ce ‘poste’ pour faire le voyage gratuitement. Mais ce sont des gens qui connaissent parfois la mécanique du trafic et peuvent nous aider à la comprendre pour mieux la combattre. Le plus important, c’est de faire tomber les têtes pensantes des organisations criminelles. Pour pouvoir les identifier, il faut récolter des informations. Cela commence ici, en écoutant les histoires que racontent les migrants, pour peu qu'ils soient d’accord de témoigner. »
Des dirigeants politiques accusent ces ONG, notamment Médecins Sans Frontières, de faciliter le trafic d’êtres humains. Leurs critiques sont-elles justifiées ?
« Je n’ai pas d’opinion personnelle à ce sujet. C’est très subjectif. La semaine passée, deux études parues en Grande-Bretagne expliquaient que la présence des ONG en mer n’a pas d’impact sur les flux migratoires. Donc (soupirs) non, elles ne me gênent pas. D’un autre côté, un procureur italien a accusé certaines ONG de travailler en partenariat avec des passeurs. Est-ce que c’est possible ? Je ne sais pas. Peut-être. Est-ce que les ONG attirent les réfugiés ? Je ne crois pas. Est-ce qu’elles sauvent des vies ? Oui. Est-ce qu’elles sont toutes honnêtes ? Je ne sais pas. Peut-être pas. En revanche, ce dont je suis sûr, c’est que s’il n’y avait pas de navires ici, il y aurait beaucoup plus de morts. »
Aborder la question migratoire de façon militaire, est-ce la meilleure approche ?
« Non, parce qu’une approche uniquement militaire ne suffit pas. Ce n’est qu’une partie de la solution. Il faut un tout, avec un volet politique et économique. Oui, c’est un problème complexe et c’est pour ça que ça met du temps, on ne peut pas le résoudre en un ou deux ans. S’il était simple, la solution le serait aussi. En attendant de trouver mieux, on peut seulement limiter le nombre de morts en mer et rendre la vie des trafiquants plus compliquée.»
Douze jours après avoir quitté le port sicilien d’Augusta, l’équipage du Louise-Marie a été confronté à une première opération de sauvetage en mer. Un premier appel de détresse surgit sur l'onde radio 16 (écouté en permanence par tous les navires) vers minuit. La frégate est alors trop loin.
Sept heures plus tard, un autre appel retentit. Une embarcation en caoutchouc a été repérée par un avion de patrouille maritime. « Cette fois, c’est la bonne », entend-on dans la coursive principale. À la passerelle, Lucie, l'officier de quart, réunit ses hommes. « Bonne chance tout le monde. »
À midi tapante, sous un soleil de plomb, une tâche blanche se détache du fond bleu de la Méditerranée. Les passagers sont assis à califourchon sur les boudins pneumatiques du bateau. Aucun d’eux n’est équipé d’un gilet de sauvetage.
À bâbord et à tribord, les deux équipes de sauvetage s’activent. « La priorité est de calmer les personnes à bord et de leur donner des gilets de sauvetage. Tout mouvement brusque pour faire basculer leur embarcation. »
Après quelques minutes, cinq militaires foncent à toute allure vers la frégate. Ils amènent plusieurs enfants, très jeunes, et un bébé. Sur le pont supérieur, quelques officiers laissent échapper une expression d’effroi. Le nourrison est né il y a cinq jours. C'est ensuite au tour des femmes. Certaines sont trop faibles pour monter par l'Escalier de la Mer. L'une d'elle est enceinte jusqu'au cou. À moitié amorphe, elle ne parvient pas à se lever lorsque les marins lui tendent la main.
Pendant près de trois heures, les militaires vont et viennent vers le pneumatique surchargé. Six personnes sont prises en charge à chaque trajet. Une fois en sécurité, les Africains s'agenouillent pour prier, embrassant le pont salé et levant les yeux au ciel. Les militaires mettent leurs effets personnels dans un petit sac en plastique et leur indique où s'asseoir. Tout se déroule dans un calme étonnant. « Ils ne le savent pas encore mais ce n'est que la première étape d'un long, très long voyage. Je ne pense pas qu'ils s'imaginent ce qui les attend », pense un officier tout haut.
Selon les premiers témoignages, ces migrants, originaires du Mali, de Guinée-Conakry, et de Côte d'Ivoire naviguaient depuis deux jours.
En fin d'après-midi, les migrants ont été débarqué sur un navire de Frontex, l’agence de surveillance des frontières extérieures de Schengen, qui les conduira dans un port sûr en Europe. Lequel ? Mystère. 10.000 personnes ont été conduites, en début de semaine, vers une Italie désormais saturée. Au moment du transfert, les autorités du pays menacent de fermer les ports aux navires de sauvetage pour faire pression sur ses voisins européens.
Alors que la frégate prend de la vitesse, un sentiment de fierté y plâne. « On se sent vraiment utiles. Les passeurs les envoient à la mort comme on envoie du bétail à l’abattoir. Sauver des gens (soupirs)… On ne peut pas tourner le dos à cela », lançait quelques heures plus tôt Jonas, belge aux origines camerounaises.
L'Europe, un rêve vendu à 5.000 euros
Dans la soirée, cette sensation fut troublée. « Romina, tu peux éclairer le contact ? ». Lucie, l’officier de quart qui pilote la frégate, agrippe ses jumelles et sort sur la passerelle. À sept kilomètres de la proue du bateau, un objet blanc flotte à la surface. De loin, on dirait un matelas gonflable. Alors qu’une équipe est mise à l’eau pour aller l’identifier, tout le monde retient son souffle. « C’est probablement une embarcation retournée », murmure Jon, en plissant les yeux. Quelques minutes plus tard, son hypothèse est confirmée par Stefaan, un des plongeurs. « Je ne pense pas que ce soit un naufrage. Il y avait des coups de couteaux dans un des boudins sur les côtés, ce qui indique que quelqu’un a voulu dégonfler le bateau. »
Les embarcations sont souvent trop lourdes et encombrantes pour être hissées à bord des navires de sauvetage. Elles sont donc crevées et coulées. « Les côtes libyennes ne sont qu’à quelques nautiques, donc les passeurs pourraient s’en resservir si les embarcations échouent sur la plage », poursuit Stefaan.
Francis, lui aussi plongeur-démineur, a vu le visage de ces radeaux de fortune changer en quelques années. « Avant, c’était des petits bateaux de pêcheurs complètement surchargés avec parfois 800 ou 1.000 personnes à bord. Après un sauvetage, on devait mettre des explosifs pour faire sauter le rafiot. Aujourd’hui, il n’y a quasi plus d’embarcation en dur. Ce sont tous des petits bateaux gonflables qui plient dès qu’il y a un peu de houle. »
Une fois n'est pas coutume, les Belges ont embarqué et déchiré le pneumatique des personnes qu'ils ont sauvés. Le plancher est fait en Multiplex, des plaques qui sont normalement utilisées pour fabriquer du béton. « Il y avait 15 jerricanes à bord. Un bidon équivaut à plus ou moins 45 minutes d’essence. Les passeurs n’ont aucune intention de les envoyer en Italie. Ils leur donnent de quoi naviguer jusqu’aux eaux internationales. Le reste du voyage, ce n’est pas leur problème puisqu’ils ont déjà été payés », s’offusque Stefaan. Hier, en expliquant leur traversée, des migrants ont raconté aux marins le rêve européen qui leur a été vendu en Libye. « Ils pensaient que la Méditerranée est une rivière », souffle un des membres de l’équipe médicale. Un rêve qui coûte entre 2.500 euros et 5.000 euros. « Le prix dépend, notamment, du gilet de sauvetage. »
"UNE VIE NE VAUT PAS UNE AUTRE"
Le 20 juin 2017, un attentat était évité à la gare de Bruxelles-Centrale, alors que le Louise-Marie sortait du port sicilien d’Augusta et mettait le cap vers les côtes libyennes. À bord, une note a été quasi immédiatement épinglée dans le couloir principal du navire. Cette lettre, intitulée est signée des mains de Steven Vandeput (N-VA) et Marc Compernol, respectivement ministre et chef de la Défense. Quelques jours plus tard, les marins sauvaient 118 migrants. Un sauvetage dont l’entièreté du gouvernement s’est bien gardé de faire la publicité : ni le ministre de la Défense, ni le Premier ministre n’ont souligné l’action des militaires en mer.
« Dire qu’un type a – peut-être – sauvé des Belges en Belgique, c’est sexy. Dire que 170 mecs ont sauvés 118 Africains de la noyade, loin dans la Méditerranée, ça l’est moins. C’est triste mais c’est comme ça : une vie n’égale pas une autre », critique un membre de l’équipage.
À bord, ce manque de réaction politique est pointé du doigt, même si, au fond, il n’étonne personne. Et pour cause : le portefeuille de la Défense est entre les mains de la N-VA, un parti qui ne va certainement pas saluer les sauvetages de migrants. Theo Francken, star du parti nationaliste et secrétaire d’État à l’Asile et la Migration, n’a d’ailleurs jamais caché son mépris pour les ONG présentes en Méditerranée et estime que celles-ci facilitent le boulot des passeurs. Il n’empêche, pro-sauvetage ou pas, l’absence de commentaire de Steven Vandeput n’est pas passée inaperçue. « Il aurait pu faire un geste. Mais bon… Ce qui est plus choquant, c’est que personne n’ait rien dit. Aucun parti. Et ça, c’est très révélateur de la politique actuelle », glisse un marin. « Je ne fais pas mon boulot pour les ‘bravos’ même si, oui, c’est choquant. Personnellement, je fais le même boulot dans le civil donc être félicité a peu d’importance. Ce qui compte, c’est faire mon travail C’est ce qu’on a fait ici. J’en suis toujours fier parce que sauver quelqu’un, c’est quelque chose de rare et d’exceptionnel », explique un ambulancier.
Les militaires du Louise-Marie sont plus que conscients que le sauvetage en mer est controversé. D’ailleurs, les réactions auxquelles ils sont confrontés peuvent être extrêmement violentes. « Certains disent qu’on devrait les laisser là, d’autres qu’on devrait les tuer. Ils ne savent pas de quoi ils parlent : ni à quoi ressemble un sauvetage, ni à quoi ressemblent des migrants, ni à quoi ressemble notre boulot », répètent plusieurs marins. C’est sans doute ce qui les affectent le plus : le racisme envers les migrants et le mépris de la population envers de cette mission. Une attitude qui est, elle aussi, révélatrice de la cruauté de notre société.
Pour rappel, sauver des personnes en détresse (que ce soit des migrants sur une embarcation ou des personnes à bord d’un pétrolier en train de couler) est une obligation légale, écrite noir sur blanc dans le Droit de la Mer. N’importe quel bateau qui passe en Méditerranée, même un navire marchand, est susceptible d’être réquisitionné pour un sauvetage. D’ailleurs, c’est bien ce qui a failli se passer la semaine dernière. Alors que les militaires lançaient des gilets de sauvetage aux migrants, un autre bateau est apparu à l’horizon. C’était un navire marchand qui a dû se détourner de sa route, au cas où la frégate n’arriverait pas à temps pour sauver des vies. Migrantes ou pas.
EN IMAGES - La DH avec la frégate Louise-Marie en mer Méditérannée
La DH avec la frégate Louise-Marie en mer Méditérannée
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