Le Mali,
bourbier militaire

L'instabilité de la région subsaharienne inquiète de plus en plus l'Europe.
Face à cette menace grandissante, la Défense a choisi d'investir ses forces au Mali, premier pays où la situation sécuritaire a vacillé. À la tête d'une mission européenne et d'une autre de l'ONU, la Belgique s'y positionne comme un leader. Son objectif : sécuriser la boucle du Niger afin d'éviter à la fois une montée du terrorisme et une nouvelle crise migratoire.

Alors que les attaques se multiplient à travers le monde, l’œil du cyclone djihadiste semble se tourner vers l'Afrique de l'Ouest. Au Mali, pays plus déchiré que jamais entre les différentes ethnies, la situation sécuritaire s'est vertigineusement dégradée en quelques années. Les protagonistes, eux, se sont multipliés.

Certains prêtent allégeance à l’État islamique (comme Boko Haram,) et d’autres à Al-Qaïda au Magreb islamique (comme Ansar Dine, Al-Mourabitoune, Mujao). Chaque fois qu’un groupe se rapproche d’un autre, une part de mécontents se détache et crée une nouvelle faction. Un terrorisme sans fin.

En 2013, l'ONU a déployé des Casques bleus. Ils font régulièrement l'objet d'attaques. © JC GUILLAUME

En 2013, l'ONU a déployé des Casques bleus. Ils font régulièrement l'objet d'attaques. © JC GUILLAUME

La guerre actuelle découle des suites d’une rébellion touareg. Lorsqu'elle éclate, l’armée malienne est dépassée par les événements. Une aubaine, pour les groupes djihadistes liés à Al-Qaïda, qui s’emparent du nord du pays dans les premiers mois de 2012.

En janvier 2013, la France répond à l’appel à l’aide lancé par le gouvernement malien. Les djihadistes évoluent rapidement vers Moptio, dernier verrou avant la capitale, Bamako. L’opération française Serval est lancée. Dans la foulée, en février 2013, une mission européenne est déployée. Il s’agit de l’EUTM Mali, actuellement sous commandement belge. Elle a pour objectif de remettre sur pied l’armée malienne.

170 soldats participent à la mission européenne EUTM Mali. © JC GUILLAUME

170 soldats participent à la mission européenne EUTM Mali. © JC GUILLAUME

Le 25 avril 2013, la résolution 2100 du Conseil de sécurité des Nations unies crée la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma). Cette dernière, forte de plus de 10.000 casques bleus, est sous les ordres du général-major Jean-Paul Deconinck, ex-chef de la Composante terre belge. Côté français, l’opération Barkhane a pris la relève de Serval. Composée d’une majorité de forces spéciales, Barkhane mène des combats contre les djihadistes dont le territoire est aujourd’hui à cheval sur plusieurs frontières du Sahel.

L'ex-patron de la Composante Terre a été nommé à quant à lui été nommé à la tête de la mission onusienne au Mali.  © JC GUILLAUME

L'ex-patron de la Composante Terre a été nommé à quant à lui été nommé à la tête de la mission onusienne au Mali.  © JC GUILLAUME

L’ingéniosité du terrorisme au Sahel, c’est d’avoir su mettre à profit une cause qui n’était pas la sienne. Les djihadistes ont en effet surfer les velléités indépendantistes des touaregs. En outre, ils se sont engouffrés dans la brèche ouverte par les printemps arabes. Ils ont notamment récupéré des armes utilisées pendant la guerre de Libye (certains ont combattu auprès de Kadhafi). Leurs revendications ? Appliquer la charia d’une part et saper l’État malien d’autre part. Et leur but : créer un État terroriste et disposer de bases d’entraînement, à l’instar d’Al-Qaïda, qui s'étaient appuyés sur le régime des Talibans en Afghanistan.

Depuis 2012, le Mali est constamment marqué de mortelles attaques. Parmi elles, la communauté internationale aura retenu la prise d’otage du Blu Radisson à Bamako, la destruction des mausolées de Tombouctou, les 77 morts lors d’un attentat-suicide dans un camp militaire de Gao.

"On doit absolument
éviter que l'insécurité
ne déborde
des frontières"

© JC GUILLAUME

Le soleil est presque au zénith lorsque le général-major Jean-Paul Deconinck agrippe le drapeau bleu ciel des Nations unies. “United we stand”, scande-t-il à ses troupes quelques instants plus tard. Ancien chef de la Composante Terre, il est désormais aux commandes du pilier armé de la Minusma (pour Mission Multidimensionnelle Intégrée des Nations Unies pour la Stabilisation au Mali).

Son rôle sera de travailler main dans la main avec les pôles politiques, humanitaires, policiers, d’appui mais aussi avec les forces européennes et maliennes présentes sur ce gigantesque théâtre d’opérations qu’est le Mali.

Alors que la cérémonie de remise de commandement touche à sa fin, Marc Compernol, le chef de la Défense belge, le gratifie d’une grande claque dans le dos. “Jean-Paul est la personne idéale pour remplir cette tâche. C’est quelqu’un qui a la tête sur les épaules et qui arrive à faire bouger les lignes”, sourit le Chod, soulignant l’immobilisme qui paralyse parfois les missions des Nations unies.

Voilà donc la Belgique propulsée au premier rang au Mali, dont la superficie avoisine les 1,241 million de kilomètres carrés, soit quatre fois la taille de la France. L’armée belge s’y est ancrée, d’une part, avec le commandement d’une mission européenne (EUTM Mali) et d’autre part, celui de la Minusma. La première est, avec 170 militaires belges, l’opération la plus importante de la Composante Terre. Ses effectifs seront réduits en janvier 2018, au moment où l’Espagne prendra la relève.

Cela dit, Steven Vandeput (N-VA), le ministre de la Défense, compte maintenir la présence belge dans le Sahel et même renforcer le contingent actif au sein de la Minusma. “L’Onu avait déjà formulé des demandes. Par exemple, il leur manquait des hélicoptères d’attaque. Nous n’en avons pas donc, fatalement, on ne pouvait pas aider. Par contre, une fois que nous ne serons plus à la tête de la mission européenne, nous examinerons les besoins de la Minusma et verrons comment y contribuer. Pas avec des centaines d’hommes mais nous pourrons combler certains besoins spécifiques, comme le renseignement, la communication, ou la planification.”

Renforcer les moyens de la Minusma est essentiel. Les Nations unies le savent. En effet, pas plus tard que la semaine dernière, un rapport de l’Onu, présenté au Conseil de sécurité, a pointé du doigt certaines lacunes en termes d’équipement. Jean-Paul Deconinck le sait aussi. Droit comme un I, il a ainsi affirmé devant une centaine de Casques bleus vouloir renforcer les effectifs et les moyens logistiques, qu’ils soient terrestres et aériens.

Face à l’ampleur de sa tâche, le général concède qu’elle serait tout sauf facile à accomplir. “L’environnement est particulièrement volatil, la menace est polymorphe et les risques, élevés”, a ajouté le général.

"J'AIMERAIS VENIR EN EUROPE"

Dans le marché des artisans, au cœur de Bamako, beaucoup rêvent de quitter l’Afrique.

“Ça fait trois mois que je n’ai plus vu le visage d’un client”. Accroupi dans l’ombre de son magasin, Oumar, un artisan local qui passe ses journées à façonner des statuettes en bronze, avoue être à bout. “Les touristes ne viennent plus et on ne voit jamais la couleur de l’argent promis par le gouvernement. Depuis 2012, ça ne va plus pour nous.”

“Nous”, ce sont les centaines d’artisans maliens dont les produits font la réputation du marché artisanal de Bamako. Leurs échoppes, plongées dans le noir à cause d’une panne d’électricité, forment un gigantesque dédale autour de la grande mosquée de la ville.

Entre les différents couloirs du marché, les taxis se fraient un chemin qui se referme instantanément derrière eux, tandis que l’appel à la prière du soir est entrecoupé de coups de klaxons de motos. Au beau milieu de cette fourmilière, tout le monde connaît la petite Belgique. “Vous êtes Belges ? Wallons ou flamands ?”, “Romelu Lukaku, c’est le meilleur !”, “Non c’est Éden Hazard. Tu le connais ?”, “J’aimerais bien aller en Belgique, il doit faire moins chaud qu’ici !”.

Boubacar, un artisan qui façonne des sculptures en bois d’ébène, aimerait aller en Europe. Pas parce qu’il y fait moins chaud mais parce qu’il veut tenter sa chance ailleurs, là où l’avenir semble moins sombre.

“On loue les espaces ici. Tous les mois, on doit payer le proprio et les taxes. On ne s’en sort pas”, dit-il en slalomant entre les rangées d’épices. Boubacar vient tout juste de se fiancer. Il aimerait organiser une cérémonie mais le peu d’argent qu’il gagne ne le lui permet pas. “Il faudrait que je fasse des marchés artisanaux en Europe mais le fret, la location d’un emplacement et le voyage sont impayables.”

Pendant un temps, il a envisagé d’emprunter la route vers la Libye, puis de prendre un bateau vers l’Italie. “Mais aussi, c’est très cher”, souffle-t-il, sans mesurer le danger de ce périlleux voyage vers l’eldorado européen, qui a déjà englouti des milliers de Boubacar.

"Chacun porte son uniforme mais on est tous européens"

Etienne.

© JC GUILLAUME

Depuis le 1er juillet 2016, la Belgique a pris le commandement de la mission européenne (EUTM pour European Training Mission) au Mali, relevant l’Allemagne. Cette mission, qui mobilise quelque 550 militaires d’une vingtaine de nationalités différentes, est prévue jusqu’en mai 2018. Le contingent belge en assure le commandement. Son objectif : mettre sur pied une capacité militaire malienne capable d’instaurer un climat de sécurité dans le pays et de lutter contre la menace terroriste.

Principalement formative, l’EUTM met l’accent sur les formations des unités de combat, les conseils en matière de renseignement mais aussi sur des modules portant sur les droits de l’homme et la protection des populations civiles.

Pour la Composante Terre de l’armée belge, l’EUTM est la mission la plus importante à l’étranger : 175 y sont déployés.

Les Belges présents sur le théâtre malien, plus précisément dans la boucle du Niger, doivent assurer plusieurs tâches. Premièrement, les militaires sont en charge de ce qu’on appelle en jargon militaire le volet Force Protection, c’est-à-dire qu’ils forment "une bulle de sécurité" autour des instructeurs européens, du personnel de l’EUTM et des infrastructures dans un camp militaire. Deuxièmement, ils forment, accompagnent, conseillent et coachent plusieurs bataillons des Forces armées maliennes (FAMa).

Des soldats maliens ont ainsi été formés sur l’armement (comme le AK47), les techniques de sniper, les procédés de patrouille, la réaction à une embuscade, les techniques contre les engins explosifs improvisés, le combat en zone urbaine et les techniques de premiers secours.

Même si la Belgique "a le lead", comme disent les militaires, il ne s’agit pas d’une mission belge. "Chacun porte son uniforme mais on est tous européens", explique Etienne, qui chapeaute les activités belgo-belges. "Les Maliens sont à la manœuvre. Ce sont eux qui décident des formations dont ils ont besoin, on ne leur impose rien, on va là où ils ont besoin de nous", continue-t-il.

Le Quartier Général de la mission est situé à Bamako et la formation se déroule au camp d’entraînement de Koulikoro, à 60 km de là.

"Patrouiller ici plutôt qu'à Bruxelles, c'est ça mon vrai travail"

"Le Mali, ce n’est pas l’Afghanistan. Le risques ne sont pas les mêmes mais ça ne veut pas dire qu’il n’y en a pas", lance Thierry, l’air grave.

Cette phrase a pris tout son sens lors de notre arrivée à Koulikouro. Alors que nous franchissons les portes, les soldats maliens stoppent notre convoi pour vérifier si des bombes n’ont pas été placées sous le véhicule pendant notre trajet, très chahuté, qui rallie Bamako à Koulikoro.

Une fois à l’intérieur, c’est un autre Mali qui s’éveille dans le camp d’entraînement de Koulikoro, surnommé KTC. Les gars ont, pour la plupart, patrouillé à Bruxelles. "J’ai été appelé le 17 janvier 2015, un des premiers jours de la mission OVG (Operation Vigilant Guardian, Ndlr)", nous raconte Fabien. Ce jour-là , il devait fêter l’anniversaire de sa mère au restaurant. Chef de peloton, il a été appelé en urgence : "Prends tes hommes, tes véhicules et viens sur Bruxelles". "Huit heures plus tard, j’y étais".

Pour lui, comme pour bon nombre de ses frères d’armes, la surveillance des rues de la capitale était un devoir. Devoir qui, selon ce soldat, a permis de casser certains stéréotypes. "Je pense que les gens n’étaient pas vraiment au courant de notre rôle. Avec Homeland (autre nom donné à la mission de surveillance en cours dans les grandes villes, NdlR), ils ont remarqué que l’armée est prête, l’armée est équipée, l’armée est là, elle ne se la coule pas douce dans les casernes", explique-t-il.

Pour d’autres, participer à l’OVG n’a pas été une partie de plaisir. "Franchement, je me sens mieux ici qu’à Bruxelles. Parfois, on logeait dans des commissariats de police sur des matelas très fins et on devait replier nos affaires tous les jours pour que les policiers puissent passer dans les locaux, comme si on était des petites bonnes", raconte un soldat qui préfère garder l’anonymat.

"La première chose qui m'a marqué ici, c'est la pauvreté"

Le Mali, pour Fabien, c’est le rêve d’une vie, d’une carrière qu’il a commencée à l’âge de 17 ans. "Ce que je fais ici, c’est mon vrai travail. C’est pour ça que je me suis engagé", confirme le lieutenant. Un avis partagé par ses collègues : la plupart d’entre eux se sont enrôlés dans les forces armées parce qu’ils savaient qu’ils auraient l’occasion de voyager, de casser leur réalité.

"La première chose qui m’a marqué ici, c’était la pauvreté. On l’a tous vu dans des films ou des reportages mais c’est différent de le voir de ses propres yeux. Les gens ici ne possèdent pas grand-chose mais ne sont pas malheureux pour autant. Souvent, ils disent que comme ils n’ont rien, cela veut dire qu’ils n’ont rien à perdre et que la vie est plus simple comme ça. Ça fait réfléchir, quand tu les entends. Tu te dis que tes petits problèmes, au final, ce n’est pas grand chose", relativise Fabien.

"On peut contacter nos familles tous les jours"

Dans le camp d’entraînement, les soldats ont accès au wifi mais seulement pour entrer en contact avec leurs proches. L’armée autorise les communications via tous types de réseaux sociaux, à certaines conditions. Ainsi, par exemple, Youtube est bloqué pour assurer que les Skypeurs ne soient pas coupés en pleine réunion familiale. "On peut contacter nos familles tous les jours, même si c’est parfois difficile avec les journées de boulot et le décalage horaire. Moi, j’arrive à appeler ma copine vers 22h ici, minuit pour elle donc on ne peut rester trop longtemps en ligne, sinon la fatigue se paie cher le lendemain", explique Benoît, de la logistique.

Pour les militaires à la tête du volet communication de KTC, les réseaux sociaux ne constituent pas une priorité, même s’il s’agit de la demande n°1 des soldats. "C’est important mais on ne se focalise pas là-dessus. On bloque les sites qui demandent trop d’efforts pour favoriser la communication sociale. Si on laisse tout passer, ce n’est pas possible d’appeler à la maison. De plus, on privilégie les liaisons opérationnelles avec l’état-major à Bruxelles", détaille un sergent.

Impossible donc de regarder leur série préférée en streaming ou de télécharger un film. En matière de communication, le plus important reste de ne donner aucun détail sur les missions en cours. Personne ne peut donc se vanter de monter à bord d’un hélicoptère ou d’effectuer une patrouille qui sort de l’ordinaire. Par le passé, communiquer ce genre d’information a déjà coûté des vies. Il y a quelques années, un soldat avait indiqué l’endroit où il se rendait en bus avec plusieurs membres de son unité. La conversation fut interceptée par des terroristes qui ont fait exploser le convoi à bord duquel ils voyageaient. Cette situation s’est également présentée en Afghanistan où des militaires sont tombés sous les coups de feu des talibans.

La lutte contre le terrorisme, "sauce belge"

Pourquoi est-ce important pour la Belgique d’avoir des troupes déployées au Mali ?
"Deux sujets-clés touchent directement la Belgique et l’Europe et ont leurs racines ici : la migration et le terrorisme. Intervenir au Mali, c’est les circonscrire à la base. Il ne faut pas attendre, mettre des barbelés pour les empêcher de venir chez nous. De toute façon, on ne peut pas défendre son pays en restant au pays. Tout le monde sait ça depuis des siècles. L’instabilité post-printemps arabe s’est propagée de la Libye jusqu’à l’entièreté du Sahel. C’est donc ici que le travail commence. Il faut souligner aussi que, pour reprendre le commandement de la mission, on a voulu répondre à l’appel à l’aide lancé par la France après les attentats de Paris. Cette mission collait bien à ce que l’on pouvait mettre en place ici pour lutter contre le terrorisme à la sauce belge avec des formations pour les Maliens et avec le volet Force Protection pour le personnel et les entraîneurs européens."

Quelle est la spécialité de la Belgique dans cette mission ?
"Trouver des solutions (rires) ! Le fait qu’on reprenne le commandement n’est pas habituel. La Belgique est un petit pays mais qui a l’habitude du compromis et c’est là qu’on peut se montrer utile, qu’on peut montrer qu’on en a aussi dans le ventre. Les autres nations acceptent cela. Je n’ai jamais entendu personne me donner de leçon, soi-disant parce que nous sommes la petite Belgique."

Et quelle expérience l’armée peut-elle en tirer ?
"Tout d’abord, il y a le fait de travailler dans un cadre européen. Il y a énormément d’échanges, que ce soit au niveau culturel ou purement militaire. Chaque pays apporte au camp sa propre manière de travailler, d’opérer sur le terrain mais il y a aussi un énorme mélange de cultures, qui permet de renforcer la cohésion entre les différents détachements. Par exemple, un de mes adjoints est allemand et très organisé. Un autre adjoint est hollandais et apporte son flegme. Grâce à eux, j’en apprends aussi tous les jours. Deuxièmement, il y a le complément interculturel qui est énorme. Être en mission permet à mes gens de voir comment la population vit ici et transmettre ce qu’ils ont vu et appris à leur famille, leurs proches, leurs enfants. Et ça, ça n’a pas de prix. Troisièmement, toutes les troupes belges qui tournent ici reviennent au pays avec une expérience africaine. Expérience qui peut toucher à la logistique, l’infanterie, la transmission, etc. Par contre, il ne faut pas oublier qu’ici, il s’agit d’un commandement participatif et, donc, les échanges ne facilitent pas toujours les choses. Comme je l’ai dit, chacun a sa manière de faire. Prendre des décisions en tenant compte des sensibilités et des demandes de tout le monde n’est pas toujours évident. Par exemple, le dimanche, certains aimeraient pouvoir revêtir des tenues plus relax, pour des raisons culturelles ou religieuses, mais il y a du personnel qui patrouille 24h/24, 7 jours sur 7 sous un soleil de plomb. S’ils voient les autres en short, ça risque de leur porter un coup au moral. Il faut aussi tenir compte que si j’autorise quelque chose pour une nation, il faut le faire pour les autres. Ce n’est donc jamais facile."

Justement, comment arrivez-vous à gérer 450 personnes de nationalités différentes ?
"Le microcosme de KTC (surnom du camp, NdlR) a ses limites. Le plus simple serait d’avoir une défense européenne. Mais je doute fort que tout le monde soit prêt à laisser le commandement de ses troupes entre les mains d’autres décideurs. Principalement les grandes puissances, qui ont plus de poids et qui n’acceptent pas facilement de lâcher les rênes de leur souveraineté. On verra dans les années à venir si ça se concrétisera."

© JC GUILLAUME

"Il faut tout recommencer à zéro"

© JC GUILLAUME

Dix-huit élèves suivent avec attention les mouvements de Xavier, capitaine ardennais. Tous sont des commandants de compagnie maliens. Aujourd’hui, le cours tactique se focalise sur l’attaque de l’ennemi. Au tableau, Xavier dessine un schéma expliquant la position d’attaque, la ligne de réorganisation et celle de progression maximale.

Il interpelle ses apprentis : “Comment réduire la menace ?”, “Quelle distance entre deux sections peut-on avoir ?”, “Pendant ce temps-là, que fait votre adjoint ?” . Les Maliens lancent des suggestions et notent tous les enseignements de Xavier dans un calepin.

Leur prof aborde ce que l’on appelle en jargon militaire “la phrase magique”, ce qui provoque des gloussements parmi les rangs des élèves. Cette phrase , en Belgique, les lieutenants doivent impérativement la connaître. Elle reprend toutes les composantes de l’attaque. “Sous le stress, vous n’avez qu’une minute pour décider quoi dire à vos troupes : vous devez pouvoir compter sur ce que vous connaissez. Avec cette phrase, vous retombez directement sur vos pieds !”, transmet-il. Un de ses disciples lui répond fièrement qu’au Mali aussi, on a ça. Ça s’appelle Ouésédé.

"C'est dur d'être loin de mes hommes. J'en ai perdu trois au combat cette semaine."

Gabriel Poudiougou, capitaine de l'armée malienne.

Imperturbable, Xavier poursuit la formation et présente un cas d’embuscade concret : “Un ennemi vous engage en zone ouverte. Il y a des bois autour et un chemin derrière lui. Quelle est la meilleure direction d’attaque ? Par où l’ennemi peut-il se sauver ? Vous avez trois minutes pour réfléchir.”

Pour ce capitaine, qui a déjà donné des formations à l’école d’infanterie, enseigner aux Maliens n’est pas toujours un jeu d’enfant. “J’avais prévu 30 minutes pour ce cours mais je pense qu’on va en avoir pour au moins deux heures. J’ai remarqué que certains ne connaissent même pas les bases de la position d’attaque, donc il faut recommencer à zéro”, indique Xavier.

Le plus délicat lors de ses leçons reste de ne pas froisser les sensibilités des uns ou des autres et de ménager tout le monde. “Si j’envoie quelqu’un au tableau et qu’il se plante, je vais dire ‘oui, c’est pas mal mais on pourrait aussi faire autrement en faisant comme ci, comme ça’; sinon les autres vont se moquer de lui”. Et de s’adapter aux situations auxquelles les Maliens font face. “Un jour, un élève me demande comment on marque sur une carte une troupe à dos de chameau !”, sourit-il.

Pendant la pause, le lieutenant Seyan Diop et le capitaine Gabriel Poudiougou, estiment que ces cours sont d’une importance capitale. Après les trois mois de formation réglementaire, ils retourneront au front. “On est très fiers de pouvoir enseigner tout cela à nos propres soldats quand on rentre. Ça motive nos troupes de savoir qu’on est venu suivre des formations ici”, surenchérissent-ils. Malgré cet enthousiasme, la séparation avec leur troupe pèse lourd sur le moral des deux comparses. Il y a quelques jours, j'ai perdu trois hommes au combat. C'est dur d'être loin d'eux. Je devrais être là pour les encourager, les soutenir et les motiver, regrette le capitaine.

Selon Xavier, avant que l’armée malienne ne puisse se débrouiller seule, la route est encore longue. “Il va falloir du temps car c’est toute une mentalité qu’il faut changer.”

EN PATROUILLE

© JC GUILLAUME

À bord d’un ferry, une quinzaine de Chasseurs ardennais se concerte dans un coin pour revoir l’itinéraire de la patrouille sociale inscrite à l’ordre du jour. La bicoque, quelque peu rouillée, met le cap sur Gouni, un petit village situé sur le flanc du Niger opposé au camp KTC.

Au fur et à mesure que le ferry se rapproche du rivage, l’excitation grimpe et les Chasseurs prennent la pose. En effet, pour plusieurs membres du peloton, traverser le fleuve, c’est une grande première. Même réaction sur la berge, où des dizaines d’enfants s’agglutinent et agitent leurs mains dans tous les sens pour les accueillir.

 © JC GUILLAUME

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"Gagner le cœur et l’esprit des gens" : c’est comme ça que les dirigeants du camp définissent les patrouilles sociales. Les leaders des villages incarnent leur lien direct avec la population et sont donc considérés comme des interlocuteurs de choix. En se baladant à découvert, les militaires estiment montrer aux autochtones qu’ils n’ont rien à craindre et qu’ils sont là pour les protéger. "On a remarqué que les Américains en Afghanistan ne sortaient jamais de leur base. Ils ont fini par être perçus comme un danger par les habitants, comme un grand méchant loup qui venait les envahi", stipule le colonel Hinnekens, qui précise que des patrouilles sociales étaient déjà menées au Kosovo.

 © JC GUILLAUME

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Une fois sur la terre ferme, l’interprète malien ouvre la marche et s’assure que les adultes et les anciens ne sont pas hostiles à la patrouille. RAS, nous pouvons poursuivre notre avancée au cœur de ce village musulman.

"Tout va bien aujourd’hui ? Rien d’anormal à signaler ? Pas de cambriolage ?", demande un peu plus tard un des kakis au fils du chef de village. "Non ça va, rien de particulier ces dernières semaines", répond ce dernier.

Faisant tourbillonner la poussière avec leurs bottes beiges, les militaires slaloment entre les maisons construites à base de briques de terre. Un arrêt par-ci pour saluer l’imam, un par-là pour discuter avec une famille.

 © JC GUILLAUME

 © JC GUILLAUME

L’interprète, indispensable aux patrouilles sociales et toujours à l’avant du peloton, établi les premiers contacts en bambara – deuxième langue du pays après le français. "Au début, la plupart des gens ne savaient pas à quoi servaient les militaires étrangers. Ils avaient peur quand ils les voyaient arriver armés et avec tout un tas de véhicules. Maintenant, surtout à Koulikoro, ils sont habitués et apprécient leur présence. À Gouni, ça met un peu plus de temps mais c’est parce qu’on vient moins souvent", explique-t-il.

Chaque jour, des patrouilles sociales sont organisées à Koulikoro-Haut et Koulikoro-Bas. Gouni, comme quelques autres villages plus éloignés, est par contre visité une fois par mois. Après quelques poignées de main avec des habitants du coin, l'interprète s'esclaffe. "Ils disent que les Belges sont sympas comme des poulets rôtis !".

© JC GUILLAUME

"Les Maliens sont nos yeux et nos oreilles"

Outre leur visée sociale, ces visites ont un objectif sous-jacent: récolter un maximum d’informations sur la région et ses potentiels dangers pour assurer la sécurité du camp et de ses environs. Au-delà des murs de KTC, les villageois constituent donc "nos yeux et nos oreilles", confirment plusieurs responsables. Ces informateurs sont souvent dotés d’une certaine aura au sein de leur communauté. Par exemple : un chef, un maire, un professeur ou un imam. "On va leur demander s’ils ont vu des mouvements anormaux, si des gens qu’ils ne connaissent pas sont entrés dans le village (les bourgades entourant le camp ne sont pas bien grandes et tout le monde se connaît, NdlR), etc.", détaille Quentin.

Des informations précieuses peuvent parfois se cacher au détour d’une simple conversation. "Ça peut paraître anecdotique mais les Maliens n’ont pas de service météo. Quand on y va, on les prévient si un orage se prépare et ils sont contents parce qu’ils savent qu’ils doivent se mettre à l’abri, vu que beaucoup n’ont toujours pas de toit au-dessus de leur maison. Et puis, on parle de leur famille, de la nôtre, de la vie, de tout, de rien. Au final, une conversation se crée, une confiance s’installe et on va pouvoir leur poser des questions plus spécifiques. On ne va pas arriver là et les cuisiner comme si on faisait un interrogatoire", affirme-t-il.

Les Belges insistent sur un point : les patrouilles sociales relèvent de l’information, pas du renseignement. Même si l’un peut servir à l’autre. "Imaginons qu’un informateur nous rapporte des faits liés au trafic d’armes. Ce n’est pas notre boulot d’arrêter ni de contrôler les gens. Ça ne fait pas partie de notre mandat et c’est à la police d’assurer ces tâches. Mais on va quand même envoyer des hommes pour vérifier si cette situation se représente. Si c’est le cas, les services de renseignement vont prendre le relais sur base des informations fournies par les villageois et collaborent aussi avec les services locaux compétents. Il ne faut pas oublier que la criminalité, petite ou grande, peut mener au terrorisme", rappelle Quentin.

Koulikoro est un endroit fait de mythes et de légendes. Juste à côté du camp, se dresse fièrement le mont Keïta. Un point hautement stratégique pour une attaque mais qui, selon la légende, serait hanté. Certains disent que ce mont est sacré pour tous les habitants, d’autres qu’une bataille a été perdue par un ancien roi et qu’un homme prénommé Keïta ne peut plus y grimper. Quoi qu’il en soit, les Maliens évitent ce lieu et les troupes européennes tentent de respecter leurs croyances. Que cela plaise ou non, ils doivent tout de même y envoyer des hommes car, depuis le haut du mont, la vue sur le fleuve Niger et surtout sur le KTC est panoramique. Certains aimeraient d’ailleurs y construire une base…