En cette fin d'après-midi, à Götzis, paisible bourgade autrichienne de 10.000 habitants d'où l'on aperçoit la montagne, le soleil tape encore dur sur les vitres de l'hôtel Am Garnmarkt, qui héberge les athlètes participant à l'Hypomeeting. Assis à une table, calculette posée devant lui, Roger Lespagnard, l'entraîneur de Nafi Thiam, griffonne quelques chiffres sur une feuille de papier. Des projections, des comparaisons, des estimations. Mais aussi une inconnue : que vaut Nafi à cette période de l'année ?
« Difficile à dire ! » répond l'entraîneur liégeois avec un certain sens de la diplomatie. « Ses études lui prennent quand même de l'énergie et il faut voir comment son corps va réagir. Physiquement, après le travail réalisé cet hiver, après aussi un excellent Championnat d'Europe en salle dont elle est repartie avec la médaille d'or et un très bon stage en Afrique du Sud à Pâques, je sais qu'elle est au point physiquement. Mais techniquement, il faut que tout se mette bien. Or on n'a, par exemple, effectué que trois ou quatre entraînement de javelot depuis que son coude est guéri. Et encore, pas à fond ! »

Roger Lespagnard se lève toutefois en voyant s'agglutiner les autres journalistes belges présents en Autriche.
« C'est elle, la vedette, pas moi ! » lance-t-il, en désignant Nafi qui prend place.
Un peu plus tôt dans la journée, la championne olympique de l'heptathlon a pu découvrir, lors d'un entraînement léger,
la piste toute neuve du stade Mösle. Une prise de contact pas anodine, à 48 heures de la compétition, même s'il s'agit déjà
de sa quatrième participation consécutive à ce meeting exclusivement réservé aux spécialistes des épreuves combinées sur invitation des organisateurs.
Dans le discours de Nafi Thiam, pas de stress apparent mais pas d'attentes démesurées non plus.
« Je suis ici pour bien lancer ma saison, dans un contexte agréable et concurrentiel, pour voir où j'en suis dans ma préparation pour les Championnats du Monde, qui est le grand rendez-vous de l'été. Plus qu'aux performances, je m'attacherai aux sensations», dit-elle, affirmant avoir un peu levé le pied après les Jeux, « d'abord pour me réparer (NdlR : allusion à sa blessure au coude) et puis parce qu'il est dans mon intérêt de ne pas être à fond tout le temps si je veux durer et être en pleine possession de mes moyens à Tokyo 2020. »
Pour Nafi, rejointe à la table d'interview par son compagnon, le décathlonien Niels Pittomvils, c'est clair : c'est un nouveau cycle qui vient de s'amorcer.
À la veille de la compétition, deux obligations figurent au programme de Nafi Thiam. La première la conduit, dès 10h30, au stade Mösle où, cette fois, c'est une conférence de presse internationale qui est organisée. Pendant qu'à l'extérieur, l'installation des différentes infrastructures temporaires bat son plein, les représentants des médias, réunis dans la tente réservée à cet effet, écoutent les propos de quelques-uns des principaux protagonistes de cette édition 2017, le tenant du titre canadien, Damian Warner et la championne olympique belge en tête.
« Vous n'oublierez pas
de m'envoyer la photo ? »
Exposant leurs attentes sportives avant le meeting, les athlètes sont aussi invités à se positionner sur l'idée de réforme de leur discipline émanant du président de l'Association européenne d'athlétisme, Svein Arne Hansen.
Assis à côté de Nafi, le dirigeant de l'EAA l'entend parler d'épreuve « dénaturée », évoquer un non-respect de la tradition et s'interroger sur sa place dans un éventuel octathlon, idée de toute façon abandonnée pour l'heure.
Face à tant de fermeté, Hansen doit s'incliner. Ce qui ne l'empêche pas de réclamer sa photo côte à côte avec la championne.
« Vous n'oublierez pas de me l'envoyer ? » insiste-t-il auprès d'un photographe.
C'est que le charisme de Nafi et ses derniers résultats ont accru sa notoriété et les sollicitations.

Quelques heures plus tard, c'est au Kulturbühne Ambach, le centre culturel de Götzis, que l'on retrouve les dix meilleurs décathloniens et heptathloniennes ainsi que les jeunes stars locales pour une présentation ouverte au public. En préambule aux discours officiels des autorités et des organisateurs, une fanfare vient se produire sur la scène. Difficile d'apporter une touche plus « couleur locale »à la cérémonie !
Tour à tour, les athlètes seront alors appelés sur scène qu'ils rejoindront en traversant une haie d'honneur composée d'enfants, mains tendues vers eux. Warner et Thiam, appelés en dernier lieu en tant que numéros 1, répondront à quelques questions avant de rejoindre leurs collègues pour une séance de dédicaces. Car ce que tout le monde attend dans le public, c'est bien sûr de pouvoir approcher les stars de l'athlétisme et se prendre en photo avec elles ! À ce petit jeu, Nafi n'est, bien entendu, pas la moins demandée...
Cette fois, c'est le grand jour ! L'excitation est à son comble au vu des excellentes conditions météorologiques qui s'annoncent tout au long du week-end et qui sont souvent garantes de belles performances. Avec ce soleil, pas besoin non plus de venir trop tôt au stade : Nafi, musique dans les oreilles, arrive une heure avant le début de la compétition et débute son échauffement par un petit footing sur la pelouse avant de monter progressivement en régime et de terminer par quelques départs et le franchissement de deux obstacles. Dans quelques minutes, il faudra tout donner !

Accueillie chaleureusement par le public, la médaillée d'or de Rio est concentrée sur son sujet. Au Brésil, un faux départ qui lui avait d'abord été attribué à tort lui avait causé une grosse frayeur. Ici, rien de tout cela : le départ est propre, notre compatriote est en action rapidement, bien en rythme, dynamique et signe, en 13.34, un premier record personnel.

Pas le temps de trop se réjouir : c'est déjà au saut en hauteur qu'il faut penser. Mettre en place ses marques, répéter le bon geste, ne pas penser à ce concours de début de saison un peu manqué à Liège : à Götzis, c'est une autre histoire qui doit s'écrire.

Le début de ce concours n'est pas parfait mais Nafi fait le boulot, barre après barre, pour ne bientôt plus livrer duel qu'à la seule Katharina Johnson-Thompson jusqu'à 1,98m, une hauteur que ne franchira pas la Britannique ! La championne olympique, elle, s'en sort au deuxième essai, améliorant le record du stade de Tia Hellebaut (1,97m) et égalant son record du monde dans le cadre d'un heptathlon.

Pour le fun, elle ira encore taquiner une barre à 2,01m mais le franchissement, ce sera pour une prochaine fois...

S'en suivra, de l'autre côté du stade, un concours de lancer du poids qui la laissera un peu sur sa faim, sa marque de 14,51m étant nettement inférieur à son record (15,35m indoor). « C'est parce que le reste a été incroyable que ce résultat peut paraître moyen », relativise-t-elle.


Le 200m clôturant sa première journée constituera, en effet, un nouveau test concluant. Dans cette épreuve qu'elle a beaucoup travaillé lors des derniers mois, elle trouve le déclic qu'elle était venue chercher et améliore, en 24.40, un record qui tenait bon depuis trois ans.
« C'est très bien pour une première journée », se félicite Roger Lespagnard. Le total de 4.056 points figurant à côté du nom de Nafi Thiam, deuxième au classement provisoire à trois points de KJT, est en effet le meilleur de sa carrière à ce stade. Reste à bien récupérer et à confirmer le lendemain...
La deuxième journée de compétition commence avec le concours du saut en longueur, une discipline dans laquelle Nafi Thiam dit avoir effectué quelques petits changements. Renseignements pris auprès de son coach, c'est au niveau de la prise d'élan, reculée d'un bon mètre pour arriver avec plus de vitesse sur la planche, que les modifications ont été effectuées. Un choix payant vu un très bon premier saut... malheureusement mordu et donc non mesuré, que Roger Lespagnard estime à 6,70m. Le deuxième bond, validé celui-là, se révélera à peine inférieur (2 cm) au record de la championne belge : 6,56 m ! Le troisième, enfin, sera mesuré à 6,48 m. Thiam et l'Allemande Carolin Schäfer sont à stricte égalité (5.083 pts) après cinq épreuves.
Vient ensuite le javelot, que Nafi lancera en compétition pour la première fois depuis les Jeux de Rio où son coude l'avait fait terriblement souffrir. Assise à l'ombre, poche d'eau glacée sur la tête, la sociétaire du RFCL se concentre tout en regardant défiler ses concurrentes. Ce n'est que depuis un mois et demi que l'athlète de 22 ans a renoué avec les lancers, d'où une légitime appréhension lors du premier essai (45,17m). Après avoir ajusté ses marques, Nafi, dont le record est de 53,13m, progressera encore au deuxième essai (51,61m).

Pendant les deux derniers tours de piste de cet heptathlon, la Namuroise ne songera qu'à s'accrocher aux basques de l'Allemande Schäfer, à qui elle ne concédera que quatre ou cinq mètres en toute fin de parcours.


« Hop, Nafissatou ! » s'enthousiasme la voix féminine au micro du stade. Tirant sur les bras et allongeant sa foulée en passant devant une tribune où les spectateurs sont debouts, crient et tapent dans les mains, Nafi coupe la ligne en 2:15.24 ! Et s'effondre sur la piste, à bout de souffle.
Avec un total de 7.013 points, l'athlète belge, quatrième femme de l'histoire au-delà du seuil des 7.000 points, se hisse au troisième rang des meilleures heptathloniennes de tous les temps. Le record d'Europe de Carolina Klüft (7.032 pts) est tout proche. Le record du monde de Jackie Joyner-Kersee (7.291 pts, en 1988, à Séoul) ? Nafi s'en rapproche aussi.
" Jamais je n'aurais imaginé franchir un jour les 7.000 points"
Mais, là, dans l'immédiat, dans la chaleur de Götzis, un meeting de légende au palmarès duquel la jeune femme vient s'inscrire son nom, c'est le bonheur qui domine. Nafi est venue, elle a vu et a vaincu.
«Je ne m'attendais pas à un tel état de forme si tôt dans la saison. Et jamais je n'aurais imaginé franchir un jour les 7.000 points», dit-elle, après avoir été ovationnée et être tombée dans les bras de sa maman. « J'ai l'impression d'être bénie chaque jour. En fait, je le suis ! »



Après être montée sur le podium (pour recevoir notamment un chèque de 20.000 euros pour son record du meeting), après avoir satisfait au contrôle antidopage et avoir répondu aux dernières questions des journalistes, Nafi Thiam a encore pris la pose pour une photo souvenir avec Noor Vidts et Hanne Maudens, les autres heptathloniennes belges présentes en Autriche. Deux jeunes femmes pour qui Nafi est, aujourd'hui, une légende. Et elles ne sont pas les seules !
