Sylvain Anciaux
Photo : Sébastien Merchan
La DH a passé la soirée de mardi et la matinée de mercredi avec les jeunes agriculteurs qui campent dans le square De Meeûs depuis lundi minuit. Portrait d’un groupe en colère.
”Nous, on voulait venir par surprise, et directement sur Bruxelles, parce que c’est ici que tout se joue et il faut qu’on soit aux premières loges pour jeudi.” Il est 22 h 30 dimanche soir, quand une colonne d’une quinzaine de tracteurs quitte Gerpinnes, au sud de Charleroi. Derrière les volants, Florian, Mickaël, Arnaud, Elise, et bien d’autres, déterminés à venir bloquer la capitale “jusqu’au finish”, animés d’une même colère que celle qui enlise la France et d’autres pays européens. Pour la police bruxelloise, la surprise est totale. Peu après minuit, c’est une voiture banalisée en train d’effectuer un contrôle qui aperçoit le convoi en premier et sonne l’alerte. Après un petit jeu du chat et de la souris avec les forces de l’ordre, “on a été interceptés à 900 mètres de la place du Luxembourg. C’est con, on aurait aimé y installer notre campement”. Ils seront finalement escortés jusqu’au square De Meeûs, “poste avancé” de la colère des agriculteurs.
18 heures, mardi soir, La DH pose son baluchon au pied d’un barbecue XXL dans le petit parc à quelques tours de roues des institutions européennes. Pour la douzaine de travailleurs agricoles présents, “monter” à Bruxelles est un évènement. Pour certains, la dernière fois, c’était en 2015 lors de la crise du lait. Mais à l’époque, nombre d’entre eux usaient encore leur bleu de travail sur les bancs de l’école Saint-Quentin à Ciney. Car les occupants temporaires du square De Meeûs sont jeunes. Tous ont moins de trente ans. Les plus vieux sont restés dans le Hainaut, car dans une ferme, la grève n’est pas possible. Si le travail s’arrête, ce sont les vaches qui ont faim, les champs qui meurent, et l’argent qui est gaspillé. “Mais la première chose que mon grand-père m’a dite quand on a entendu parler du mouvement, c’est d’y aller”, assure Justin, 19 ans.
Parmi les jeunes agriculteurs, certains sont nés dans les fermes. D’autres non. “Je suis né en campagne. Je ne savais pas encore marcher que j’étais déjà passionné par les tracteurs”, résume Louis qui s’est formé pour être agriculteur mais qui a déjà fait le deuil d’être propriétaire d’une ferme. Le genre de projets qu’on ne peut établir que si l’on est fils de fermier. “Et encore, rétorque Justin, qui aspire à reprendre l’exploitation familiale. Aujourd’hui, je ne sais pas dire de quoi sera fait mon avenir.”
19 h 30, l’heure de mettre la viande de bœuf d’Axel sur la grille du feu, de profiter des victuailles amenées par de nombreux Bruxellois en soutien, et de parler de ce qui les réunit à 80 bornes de chez eux. “La première chose, c’est qu’on ne peut plus vivre de nos ventes. Oui, on a des primes, mais sur le marché mondial, ce sont des cacahuètes. Nous, on aimerait vouloir vivre sans ces primes, on veut pouvoir vendre nos produits à leur juste valeur”, explique Mickaël. “Avant la guerre en Ukraine, on vendait nos céréales à 210 euros la tonne. Les premiers mois de la guerre, on a vendu jusqu’à 400 euros la tonne, ce n’est quand même normal de devoir profiter d’une guerre ailleurs pour vendre à un prix correct. Et puis, les prix sont vite redescendus à 170 euros la tonne, de toute façon.”
Le secteur agricole est l’un des seuls où le producteur ne détermine pas son prix de vente. La faute à un marché hypermondialisé et aux concurrences déloyales. “On fait face à des concurrents chinois, australiens, américains, on ne fait pas le poids, parce qu’ils utilisent des produits interdits ici, soupire Mickaël. Même en Europe, l’Union impose un cadre de produits autorisés mais certains pays peuvent le restreindre. Du coup, on importe des fraises d’Espagne qui sont interdites à la production ici.” Et sur un marché ouvert sur le monde, “on doit jouer au petit boursier tous les jours”, enchérit (plus tard) Axel en montrant sur son téléphone le site de Synagra, indiquant chaque jour le prix de vente du blé, de l’escourgeon et du maïs. “Il y a quelques semaines, je constate que le blé monte. Il est à 190 euros la tonne, je le laisse grimper petit à petit jusque 200 euros. Un soir, il est à 199 euros, je me dis que le lendemain je vendrai. Au matin, il était redescendu à 150 euros la tonne.” Entre-temps, un (ou quelques) géant(s) du commerce mondial de blé a dû acheter un paquet de péniches remplies de grains. “C’est ce qu’on déplore, commente Axel. On n’est plus maître de notre production.” Ni de leurs outils de travail. “Le tracteur, il appartient à la banque” est un adage connu ici.
Un autre ennemi désigné, c’est la grande distribution, et pas que pour la compression des prix. “Colruyt, ce sont des criminels”, avance Justin. Mickaël développe : “Ils achètent des terres à des prix très haut, à 110 000 euros l’hectare. Ils le louent à des agriculteurs, ou ils le gardent, c’est une manière de sauvegarder du capital”. Et pour la vente en général (pas qu’au géant du supermarché belge), les travailleurs du sol constatent que les prix augmentent partout, sauf chez eux. “Aujourd’hui, je vends ma viande au même prix qu’il y a 20 ans”, glisse Adrien.
20 h 30. Tous les agriculteurs ne passent pas la nuit square De Meeûs. “Il faut rentrer soigner les bêtes, nos parents peuvent aider mais il faut tout de même donner un coup de main sinon ils ne s’en sortent pas.” La génération précédente n’est pas toujours à l’aise avec les machines contemporaines, mais elles sont pourtant nécessaires pour faire tourner l’exploitation. “Seulement, ça fait trois heures que certains veulent rentrer mais la police dit qu’ils n’ont pas le personnel pour nous escorter.” Qu’à cela ne tienne, le plus petit tracteur du peloton parqué le long du square se faufile entre les grilles du parc, esquivant ainsi le barrage policier, et file vers la place du Luxembourg. Une minute plus tard, deux nouveaux combis rappliquent. “Ah ben voilà, vous voyez que vous pouvez nous escorter.” Les agriculteurs ont ce côté taquin mais efficace dans leurs revendications. Efficace, notamment parce que le gouvernement wallon vient de s’engager à ne pas voter le traité entre l’Europe et le Mercosur. Une position similaire à celle sur le Ceta (un accord de libre-échange avec le Canada), en 2016, finalement ratifié après deux semaines de pression européenne.
Et si la charge de travail à la ferme est divisée, les agriculteurs doivent systématiquement multiplier les jobs. À 28 ans, et en plus de son travail à la ferme, Elise cumule deux emplois, et une activité complémentaire. Elle fait des pâtes avec la farine qu’elle produit elle-même. Elle est même reconnue première artisane de Belgique. “Il faut que je rentre. Si je soigne mes vaches avec trois heures de retard, elles risquent une mammite. Et c’est une infection qui ne se soigne qu’aux antibiotiques, et c’est la merde.”
Vers minuit, un nouveau groupe, plus jeune encore que ceux déjà sur place vient en renfort tout droit de Gerpinnes. Ils étaient là depuis dimanche, sont rentrés travailler, se laver, puis sont remontés. Quelques canettes s’ouvrent encore pendant qu’on se donne des trucs et astuces pour mieux soigner les bêtes, calculer ses primes, préparer les nombreux contrôles qu’ils voient comme des aberrations mises en place par des “gens qui n’ont jamais fait pousser un blé de leur vie”.
Les normes environnementales, les agriculteurs les comprennent, et ne se disent pas fondamentalement opposés à celles-ci. “Mais quand on te dit que tu dois attendre le 15 pour faucher, alors qu’on annonce de la pluie le 18, et que tu es contrôlé par satellite ou hélicoptère et que tu perds tes primes si tu fauches alors que si tu respectes la date ton foin pourrit, c’est incohérent.” Phytosanitaires, zones tampons, 4 % de jachère… Mickaël, Axel et compagnie dépeignent une crise de confiance de la part des autorités à leur encontre. “On sait ce qu’on fait, on a des machines hyperprécises, s’il y a trop de vent, on n’arrose pas.” Et de qualifier les contrôles phytosanitaires plus catholiques que le pape.
Comment sortir de la crise ? Dans les fermes, les commerces locaux tournent bien. “C’est le lait, le beurre et les glaces qui font qu’on fait un peu de bénéfice.” C’est sa maman qui s’occupe de la transformation, impensable de le faire soi-même en travaillant 12 heures par jour, sept jours sur sept à 27 ans. Mais rétrécir l’exploitation revient à inverser une spirale inflationniste dans laquelle ils sont pieds et poings liés par des crédits qu’il faut amortir, cela signifierait aussi la perte des fameuses primes. “Il y a 30 ans, le système de primes via la Politique Agricole Commune (Pac) devait nous sortir la tête de l’eau me disait mon père, se souvient Axel. Aujourd’hui, on constate que c’est pareil.”
Vers trois heures du matin, alors qu’une partie du groupe dort dans les tracteurs, les derniers téméraires ouvrent une benne remplie de paille, jettent un matelas et s’endorment aussi sec. La nuit sera courte, il faut être à la ferme à 7 h 30 pour travailler. D’autres se sont permis une grasse matinée et sortent à huit heures du matin, et sont cueillis par une télé danoise. Plusieurs mondes se rencontrent dans ce square De Meeûs. La campagne dominée par le commerce mondial, et Rocco, sans-abri italien qui squatte le square De Meeûs, un peu perdu au milieu de l’Europe. De cette rencontre est né un échange chaleureux, solidaire, marqué par l’humour. “Si on avait la place pour lui proposer du travail à la ferme, on le ferait.”
Ce mercredi, une poignée de gars dont Justin gardera le camp, en attendant de nouveaux confrères en fin de soirée. Le programme du jour consiste à s’informer sur l’ampleur du mouvement et ses impacts politiques, préparer la journée de jeudi, et peut-être même quelques actions qui pourraient arriver d’ici-là.