« Le football belge avait touché le fond. » Les mots très durs de Jean-François de Sart font écho au constat présidentiel de juin 2000, dans les tribunes du stade national. Certains n’ont pourtant pas attendu le doublé d’Hakan Sükür pour prendre le Diable par les cornes. « Je pense que tout a commencé en 1999 » raconte Bob Browaeys. « On n’avait pas obtenu de bons résultats au Mondial en France, et notre jeu n’était pas agréable à regarder. Oui, on obtenait de bons résultats, avec une bonne organisation et des contres. C’était un peu ça, le style belge. »
Un amour du football d’apothicaire qui remonte aux eighties. Dans la salle Jan Ceulemans de la Maison de Verre, Michel Sablon pointe du doigt la fresque murale du Caje pour ouvrir la boîte à souvenirs : « À l’époque, on n’avait qu’un seul attaquant, c’était Vandenbergh, qui était isolé devant. Il recevait trois ballons sur un match, et il en mettait deux dedans. » « On jouait en 4-4-2, ou même en 3-5-2 parfois, sans beaucoup de créativité » reprend Browaeys. « Il y avait Degryse ou Nilis, mais c’était tout. Et à ce moment-là, on constate que le football change : à côté de chez nous, il y avait la France, championne du monde grâce à sa formation. De l’autre côté, il y avait les Pays-Bas qui obtenaient de bons résultats grâce à la vision développée par Rinus Michiels au moment de l’Euro 88. Et En Belgique, il n’y avait rien. » Sablon confirme l’ampleur de la catastrophe nationale : « Quand on a commencé notre travail d’analyse, on jouait le marquage individuel en U11. Dans les grands clubs hein ! Un bon joueur était marqué individuellement. Ça, c’est un meurtre footballistique. »
Un vide identitaire que la Belgique décide de combler dès 1999. « On a organisé un brainstorming-weekend à Braacht, dans la province d’Anvers » poursuit Bob Browaeys. « On était une vingtaine de personnes. On a lancé quelques idées, puis on a pris ce qu’on trouvait bien chez nos voisins : le global du Pays-Bas, et l’analytique de la France. On s’est dit qu’on devait faire un mix, pour avoir notre propre identité, et notre méthode est devenue le global-analytique. »
En Suisse, on parle de la méthode « GAG ». Un mot qui prête aux blagues pour une méthode « global-analytique-global » qui a finalement été reprise à la sauce belge. Avec en toile de fond, un élément indispensable : l’amusement au cœur de l’apprentissage. « Il s’agit de développer les aptitudes du joueur par le jeu » explique Jean-François de Sart. « L’idée, ce n’est pas juste de se faire une passe et de contrôler. Il faut une opposition, une forme de match. »
« Il faut jouer dès le début, c’est la meilleure manière d’apprendre » poursuit Felice Mazzù, également partie prenante de cette réflexion au tournant du millénaire. « Le phénomène des pays sud-américains a été mis en évidence. Là, les joueurs sont souvent des gens qui ont commencé dans la rue. Et dans le football de rue, l’enfant a le ballon, il court, il shoote : il s’amuse, et par ce biais, la technique s’apprend et s’acquiert dès le plus jeune âge. L’idée d’avoir des joueurs plus techniques, c’est par cette forme d’apprentissage que ça doit venir. »
Un amusement qui est totalement intégré à la méthode d’entrainement belge, détaillée par Bob Browaeys : « Tu commences l’entrainement avec un match. Là, tu constates un problème de jeu, et tu arrêtes l’exercice pour l’expliquer aux joueurs. Ensuite, tu vas vers des situations plus simples. Tu quittes le global pour te rapprocher de l’analytique. Par exemple, si la circulation de balle n’est pas bonne, c’est peut-être parce que la technique de passe n’est pas suffisante pour donner un bon ballon. On fait donc des exercices isolés, avant de revenir progressivement vers la situation globale quand la technique s’est améliorée. »
Tombés d’accord sur la méthode, les têtes pensantes du football noir-jaune-rouge doivent également disserter philosophie et identité. Car le problème de la Belgique, c’est bien cette quête même pas entamée de l’identité footballistique nationale. Sa carte d’identité, le football belge la résumera en trois points : zone, 4-3-3 et un contre un.
« Le plus important, c’était cette philosophie de la zone » raconte Michel Sablon. « Parce que jouer en zone, c’est réfléchir. Les anglais ont un proverbe formidable, qu’on a d’ailleurs repris dans notre vision : quand vous jouez en zone,« you put brain in muscles ». Vous mettez votre cerveau dans vos muscles. On a donc adapté tout le système en fonction de cette philosophie. » Le système, ce sera le 4-3-3. Pour son quadrillage tout en triangulations du rectangle vert, mais pas seulement.
« Notre vision était basée sur deux choses : la zone, évidemment, mais aussi le un contre un » détaille Bob Browaeys. « Sur le terrain, on avait constaté qu’il n’y avait presque aucun joueur belge qui avait la possibilité d’éliminer un adversaire avec un dribble. Et si tu n’as pas ce genre de joueur, surtout dans le football moderne, comment trouver une solution sur le terrain quand tout est fermé ? »
« Pour développer ces dribbleurs, on a remarqué qu’il ne fallait pas jouer en 4-4-2, mais en 4-3-3 » poursuit Browaeys. « Parce qu’en 4-4-2, tu as beaucoup d’espaces sur les flancs, donc tu vas développer des attaquants qui courent et plongent dans les espaces. En 4-3-3, ces espaces sont moindres, donc tu auras des joueurs qui sont obligés de faire des dribbles. À l’époque, les Pays-Bas jouaient aussi en 4-3-3, tout comme l’Ajax ou Barcelone. Donc, on s’est dit que ce serait notre occupation du terrain. »
Une fois la méthode et la philosophie établies, le plus difficile restait à faire : convaincre le football belge qu’il marchait à reculons, et amener les clubs à former le plus grand nombre de joueurs possible dans le nouveau moule mis en place par la Fédération. Une étape qui a pris du temps. Michel Sablon confirme : « On a quand même mis quatre ans pour que ce soit généralisé. »
« Notre vision était prête dès l’an 2000. C’est d’ailleurs pour cela qu’on l’a appelée Vision 2000 » se souvient Bob Browaeys. « À l’époque, monsieur Sablon était détaché de son rôle de directeur technique, puisqu’il avait intégré le comité d’organisation de l’Euro. Mais quand il est revenu en 2001, il a pris une décision très importante en décidant d’investir les bénéfices du championnat d’Europe dans notre projet. Il a notamment décidé d’offrir gratuitement l’accès au Brevet C (Ndlr : le premier diplôme d’entraineur de l’URBSFA) en 2001. Au lieu de 200 candidats habituellement, on en a soudain eu 2.000 d’un coup. Là, on pouvait inspirer ces candidats, leur expliquer notre vision. »
« On a exigé d’avoir des diplômés pour entrainer dans tous les clubs » détaille Jean-François de Sart. « Le brevet C, c’est une formation de quelques mois qui donne les premières indications pour travailler avec les jeunes. Ensuite, il y a l’UEFA B, étalé sur deux ans, qui permet d’entrainer au niveau provincial. L’UEFA A permet d’aller jusqu’en D2, et il y a enfin la licence Pro, indispensable pour coacher en première division. »
« Aujourd’hui, il y a un grand nombre de gens qui sont diplômés, et qui sont imprégnés de cette philosophie de 4-3-3 » conclut de Sart. Rallier l’immense majorité du football belge à cette nouvelle vision n’a pourtant pas été une sinécure.
« On a eu la chance de pouvoir jouer sur l’aspect scientifique » se rappelle Michel Sablon.« On a fait trois analyses, en collaboration avec la plupart des universités du pays : la première sur les formes de jeu, la deuxième sur les compétitions, et la dernière sur les efforts physiques des jeunes. » Les conclusions sont immenses, mais peuvent se résumer assez simplement.
D’abord, les jeunes doivent évoluer progressivement vers le onze contre onze : on commence en losange (5vs5), puis en double losange (8vs8), avant d’atteindre les vingt-deux acteurs par match à l’âge de onze ans. « L’université de Louvain a analysé plus de 1.500 matches de jeunes. On a donc pu prouver que certains jouaient une demi-heure, et qu’ils ne touchaient que deux fois le ballon. C’est pour ça qu’on a totalement modifié la façon de jouer. »
Finis, aussi, les classements dès les premières chaussures de football enfilées. « On a dû modifier la mentalité des responsables de jeunes et des entraineurs. Ils jouaient tous pour gagner, alors qu’il fallait avant tout les faire penser au développement du joueur. C’était ça le plus difficile » poursuit Sablon, qui fait le tour du pays avec Bob Browaeys, Marc Van Geersom et Marc Marchal pour prêcher la bonne parole. « Convaincre les clubs, ce n’était pas évident. Il y avait des classements dans les cafétérias, partout. Je me rappelle qu’un jour, je suis arrivé dans un club pour faire une présentation, et il y avait un classement pour les diablotins. J’ai dit : « vous enlevez ça ou je remballe tout et je m’en vais. » Mais ce n’était pas de la mauvaise foi de leur part. Ils pensaient bien faire. »
Finalement, la Vision 2000 devient réalité. Grâce à ces heures de présentations, à l’appui des scientifiques, mais aussi au renom de ces dizaines de personnes qui trouvent leur nom au générique de ce projet : les responsables des centres de formation des plus grands clubs de D1 sont de la partie, tout comme un certain Michel Preud’Homme par exemple. Un gage de qualité qui aidera de nombreux clubs à faire le grand saut. Le plan Sablon avait enfilé les crampons, prêt à monter sur le terrain.